LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Grigori Danilevski
(Данилевський Григорій Петрович)
1829 – 1890
MOSCOU EN FLAMMES
SCÈNES DE L’ANNÉE TERRIBLE
(Сожженная Москва)
1885
Traduction anonyme, parue sous le titre « L’Incendie de Moscou » dans la Bibliothèque universelle et revue suisse, 1887, puis en volume, Paris, Perrin
et Cie, 1896.
TABLE
Jamais on ne s’était autant amusé à Moscou que dans les premiers mois de la terrible année « Douze. » Les bals succédaient aux bals, entremêlés de promenades, de concerts, de mascarades. Un grand souffle amoureux semblait passer sur Moscou. Beaucoup d’aventures galantes, enlèvements, fuites du toit paternel, duels, avaient eu lieu dans la société où brillaient à cette époque tant de remarquables beautés.
Le mois de mai touchait à sa fin. Malgré l’apparition de la comète et les bruits incessants de rupture probable avec Napoléon, personne ne croyait à la guerre, personne ne s’en préoccupait.
Dans une des riches maisons du quartier des Étangs-des-Patriarches, chez la veuve sexagénaire d’un général de brigade, la princesse Schéleshpansky, il y avait ce soir-là une réunion nombreuse. On fêtait la naissance du premier arrière-petit-fils de la princesse. L’année précédente, par une journée non moins belle, on avait célébré, dans une des propriétés de la princesse, à Lioubanovo, les noces de l’aînée de ses petites-filles, Xénia Valerianovna Kramaline avec Ilia Borisovitch Trapinine, secrétaire au sénat de Moscou et employé de la direction des théâtres.
En fêtant avec éclat le baptême du nouveau-né, la princesse avait encore un motif pour désirer qu’on se réjouît autour d’elle. La seconde de ses petites-filles, la fière et sérieuse Aurore Kramaline, était à la veille de se fiancer avec Vassili Alexévitch Pérovsky, officier du grand état-major, en congé à Moscou. La cour assidue qu’il faisait à Aurore agréait à la vieille princesse. Vassili avait été présenté à Aurore au dernier des bals d’hiver par le mari de sa sœur Ilia Trapinine, son ami et camarade d’études.
La plupart des invités de la princesse avaient pris congé ; il ne restait plus que quelques parents et quelques intimes, parmi ceux-ci un ancien ami de la maison, le comte Rostopchine, qui venait d’être nommé commandant en chef de Moscou.
C’était un homme de haute taille, portant légèrement la cinquantaine, les yeux noirs, très vifs, le front large et ouvert, le visage encadré d’étroits favoris : il parlait haut, et criait même quand il s’animait. Il avait su avant personne que l’adorateur d’Aurore était le fils naturel d’un grand seigneur de l’Ukraine, le ministre de l’instruction publique : la princesse, elle, n’en soufflait mot. En prenant congé de celle-ci, Rostopchine lui désigna d’un sourire Vassili Pérovsky, et dit à demi-voix :
— Votre petite-fille a tort de tant tarder ; le soupirant est acceptable, vous devriez trancher la question.
— Pourquoi se presser, comte ? Aurore a dix-huit ans à peine, et puis le carême approche et le congé du jeune homme va expirer... Il promet de nous revenir après l’Assomption ; si nous sommes encore de ce monde, nous célébrerons à la fin d’août les accordailles.
— Vous nous inviterez, princesse, — pourtant ne laissez pas l’affaire traîner en longueur pour nos amoureux... Vous savez bien qu’on parle de guerre !
— Mais où donc est ce Napoléon ? repartit la princesse ; il y a bien du chemin de lui à nous ! D’ailleurs, ne sommes-nous pas sous la garde des saints protecteurs de Moscou ? Et puis nous nous reposons sur votre habileté, monsieur le comte.
Rostopchine se ganta et allait se retirer, mais tout à coup il reprit sa place auprès de la princesse, en fronçant le sourcil.
— Saurais-tu quelque chose de nouveau ? lui demanda Anna Arcadievna.
Rostopchine fit un signe affirmatif. La princesse défaillait.
— Parle, mon cher, parle, répétait-elle éperdue en fouillant dans son réticule pour en tirer un flacon de sels anglais.
— Ce n’est ni le lieu ni le moment, dit le comte ; je repasserai demain.
— Non, dis-le-moi ce soir même ! ne me fais pas languir : tu sais que je suis une poltronne...
— Mais ce soir vous aurez du monde, on jouera au boston et vous savez que je déteste les cartes.
— Ne dis pas de mal des cartes ! rappelle-toi le mot de Talleyrand... À ce soir donc, je serai seule.
— Je tâcherai de revenir.
Le comte tint parole. La princesse le reçut dans son oratoire qui, en temps d’orage, lui servait de chambre à coucher. Il examina d’un œil curieux l’arrangement de la chambre où, par précaution contre la foudre, tout était de soie, les tentures des parois et des fenêtres, les couvertures, les coussins, les draps du lit et même un portrait de Napoléon, tissé à Lyon et rapporté de Paris ; le lit était en cristal ; deux femmes de chambre tenaient devant la princesse son petit roquet Toutik, auquel une troisième essayait un costume brodé. Prenant Toutik dans ses bras, la princesse congédia ses femmes et montra un siège au comte.
Grande, les cheveux poudrés, et comme découpée dans l’ivoire, Anna Arcadievna était la dernière représentante d’une antique famille où, de génération en génération, les femmes s’étaient distinguées par un esprit hardi et une rare beauté. Dans les bals, les mères disaient à leurs filles : « Tu vois cette dame si pâle et si maigre ? Elle arrive de Paris. En passant devant elle, ne manque pas de t’incliner très bas et de lui baiser la main : tu t’en trouveras bien. » Rostopchine, dans sa jeunesse, avait vu plusieurs de ces grandes dames du dix-huitième siècle, il connaissait leur charme, leur puissance de séduction. La soumission absolue à ces reines de la mode ne l’avait pas surpris, mais aujourd’hui il en riait un peu sous cape et plaisantait souvent la princesse pour avoir rapporté de son long séjour à Paris l’habitude de la poudre à frimas, la coiffure à trois marteaux et le goût des robes couleur hanneton.
Jadis la princesse, disciple de Voltaire, de Diderot, de Mme Roland, n’avait peur de rien : aujourd’hui, au moindre coup de tonnerre, elle se réfugiait dans son oratoire, faisait allumer les cierges devant les saintes images, s’habillait de soie des pieds à la tête et se fourrait sous ses couvertures dans son lit de cristal, ne se possédant plus de terreur, criant, grondant ses caméristes et les pauvresses qu’elle avait recueillies chez elle par charité, tressaillant à chaque roulement de la foudre et répétant sans cesse : « Saint ! saint ! saint ! Hosanna dans les lieux très hauts ! » jusqu’à ce que l’orage se fût absolument calmé.
La vieille princesse tient à la vie, pensait Rostopchine en s’asseyant dans un fauteuil, et du reste comment n’y tiendrait-elle pas, elle pour qui la vie est si douce et avec une telle fortune ! Mais un autre orage approche, et celui-là ni les lits de cristal, ni les couvertures de soie ne pourront l’en préserver.
— Eh bien, comte, demanda la princesse inquiète, serait-il vrai que nous aurons la guerre ?
Comme toute la société moscovite dans ce temps-là, elle parlait français, n’employant le russe que pour prier Dieu, plaisanter ou gronder les serviteurs.
— Nous sommes seuls, Anna Arcadievna, répondit le comte ; comme l’ancien ami de votre mari et, j’ose le dire, votre adorateur de tout temps, je dois convenir que nos affaires s’embrouillent... Bonaparte est à Dresde, entouré, comme le dit le Courrier de Hambourg, de rois, de ducs et d’une armée innombrable.
— Mais il ne fait que guerroyer, c’est son passe-temps : peut-être n’est-ce pas contre nous qu’il est en train de marcher...
— Hélas ! le tsar quitte Saint-Pétersbourg pour se rendre en hâte à Vilna : tous les regards, toutes les pensées sont là.
— Mais, comte, ce n’est peut-être qu’une diversion dirigée contre nos voisins. Comment croire ?...
— Bonaparte n’aurait pas rassemblé de telles forces contre d’autres que nous. Il a sous la main plus d’un demi-million d’hommes...
La princesse respira ses sels, et fit changer de place à son chien.
— Et vous y croyez, comte ? demanda-t-elle après un soupir.
Feodor Wassiliéwitch croisa les bras sur sa poitrine.
— Une trombe de feu traverse l’Europe, elle arrivera jusqu’à nous. Je l’ai dit plus d’une fois : il fallait arrêter l’usurpateur lorsque, sans déclarer la guerre, il s’emparait de pays entiers, entrait dans les capitales... Maintenant, nous autres Russes, nous le verrons à notre tour.
— Mais avec notre armée, nos légions de Cosaques seulement ?...
— « La troupe pieuse, » « la troupe non rasée, » « les barbus, » dit Rostopchine en russe. Mais, chère princesse, ce ne serait pas à vous d’en parler, vous qui avez si longtemps habité l’étranger. Vous avez tout vu, tout entendu...
La princesse flattée en oublia sa peur. Elle pensa à Paris, aux célébrités du temps qui peuplaient son salon.
— Figurez-vous, comte, que ma bonne amie, Mme de Staël, assure que Bonaparte est grossier, impertinent et menteur... Mais n’est-ce pas trop fort ? Je ne suis pas au courant comme vous : dites-moi ce que vous en pensez.
— C’est parfaitement vrai, répondit Rostopchine en s’inclinant. Napoléon tient Metternich pour un grand homme d’état, uniquement parce qu’il ment avec adresse. Je répète depuis longtemps aussi, — mais personne ne veut en convenir, — que Bonaparte a une âme basse, envieuse, sans ombre de grandeur, qu’il parle comme une poissarde.
— Pourtant, Mme de Rémusat qui est une personne très intelligente...
— Mais c’est la femme de son chambellan ! Croyez-moi : les grands élans du cœur et les liens du sang sont étrangers à Bonaparte. D’après son propre aveu, la morale ordinaire, les convenances acceptées de tous, ne sont pas à son usage ; il disait dernièrement qu’il était la révolution française incarnée, qu’il la portait en lui, que l’homme qui se cache de lui au fond d’un désert est un sage, et que quand il mourra l’univers poussera un ouf ! de soulagement.
— Mais qu’a-t-il donc contre nous ? demanda la princesse avec agitation.
— Il a été trop gâté par la fortune, et puis on lui a refusé la main de la grande-duchesse Catherine Pavlovna. Voilà ce qu’il a contre nous... « La Russie s’est oubliée ; je la rejetterai au fond de l’Asie, je lui ferai le sort de la Pologne... » Pourtant, en conscience, j’ai la conviction que nous ne périrons pas...
— Vrai ? demanda la princesse tout à coup calmée. Mais tranquillisez-moi donc tout à fait...
— Eh bien ! Anna Arcadievna, voici ce que je puis vous dire, continua Rostopchine toujours en russe : notre patrie est comme l’estomac de Potemkin ; en fin de compte, elle digérera tout, même Napoléon...
— Mais que devons-nous faire ?
— Ce que nous devons faire ? Je ne l’ai dit encore à personne et ne le dirai qu’à vous ; quittez Moscou sans retard. Les Français, sans doute, n’y viendront pas, mais enfin !...
— Et où aller ?
— Allez dans vos terres de Kalouga, plus loin encore, dans votre propriété de Tamboff. Je vous répète qu’on ne laissera pas les Français passer la frontière, mais, quand même, on ne sera pas tranquille... Et, à votre âge, princesse, on ne doit pas s’exposer, ajouta Rostopchine à demi-voix. On procède à l’armement des troupes, elles s’assembleront, on s’agitera...
La princesse tourna un regard suppliant vers un Christ en marbre blanc, venu d’Italie, et placé au milieu des vieilles icônes de famille.
— Je n’y comprends rien, murmura-t-elle. Est-il possible que dans notre vieux Moscou, au milieu des saintes reliques, sous l’œil de Dieu et sous votre commandement, comte, nous ne soyons pas en sûreté ?
— Voilà une vaillante femme, dit Rostopchine : elle craint l’orage et ne craint pas Bonaparte ; elle a même suspendu son portrait à la muraille... Faites comme vous l’entendrez, princesse, ajouta-t-il en se levant pour prendre congé ; mon devoir était de vous avertir ; je vous ai même fait part, sous le sceau du secret, de mon opinion personnelle... Voilà ce qu’ont obtenu nos esprits forts en glorifiant Bonaparte ; la colère vous prend quand on y pense. En Occident, les cordonniers font des révolutions pour devenir riches, et chez nous les grands seigneurs s’agitent et troublent leur pays afin, coûte que coûte, de devenir cordonniers... Et tout cela vient de leur meneur, Speransky.
— Vous êtes toujours hostile à Speransky ; mais que vous a-t-il donc fait !
— Ce qu’il m’a fait ? Voilà... On l’a élevé aux nues, et pourtant ce n’est qu’un bureaucrate de gros calibre ; la chancellerie est son forum ; des milliers de papiers, très nuisibles et malfaisants, sont ses trompettes et ses cymbales. On a fort bien fait de le celer dans ce moment : le voilà devenu lui-même une paperasse numérotée et reléguée aux Archives... Mais vous ne partagez pas mon opinion, princesse, je vous salue.
Rostopchine baisa la main d’Anna Arcadievna, et se dirigea vers la porte.
— Encore un mot, dit-il en s’arrêtant... Ma prédiction de ce matin, à propos de Pérovsky, s’est vérifiée plus tôt, hélas ! que je ne pensais.
— Qu’est-ce donc, mon Dieu ? s’écria la princesse.
— J’ai trouvé en entrant un ordre pour tous les officiers, — où qu’ils soient, — d’avoir à rejoindre l’armée. Si Pérovsky me le demande, je puis lui donner deux ou trois jours, au plus, pour ses préparatifs de départ.
La princesse, anéantie, tendait sa main vers la sonnette sans la trouver.
Le lendemain Pérovsky apprenait qu’il était rappelé sous les drapeaux. Autant les deux sœurs, Xénia et Aurore, différaient entre elles, Xénia avec ses boucles dorées, ses yeux bleus, sa figure pleine de vivacité, sa main potelée, Aurore, brune et mince, toujours pensive, autant les deux amis d’enfance, Ilia Trapinine et Vassili Pérovsky, étaient physiquement et moralement dissemblables. Tout petit encore, Vassili avait été emmené de Potchep, une propriété de son père en Ukraine, pour être élevé à Moscou sous la surveillance d’un gouverneur, dans un pensionnat d’abord, puis à l’université. Ses études achevées, il partit pour Saint-Pétersbourg, et entra au service militaire. Ayant beaucoup lu, connaissant à fond l’allemand et le français, aimant la musique, brave, téméraire même, il s’enflammait pour l’idéal de la vie militaire, et, comme beaucoup de ses camarades, nourrissait une admiration secrète pour l’idole du moment, pour celui qui avait dompté les jacobins français, ce César plébéien que les hommes pénétrants commençaient à suspecter et à accuser.
Vassili était du nombre des vrais « Européens » de Saint-Pétersbourg. Il pensait, — et ne craignait pas de le dire parfois tout haut, — que la cour avait eu tort de décliner les propositions de Napoléon qui avait cherché à obtenir la main de la grande-duchesse Catherine, sœur d’Alexandre Ier. Dédaigné par la famille impériale, Bonaparte, selon lui, devait tôt ou tard songer aux représailles, et faire payer chèrement à la Russie un outrage ineffaçable.
Brun, grand, large d’épaules, avec la taille fine, mis d’une manière irréprochable, Vassili attirait les regards par son air intelligent, ses manières polies, son parler distingué, l’éclat métallique de ses yeux sombres, son sourire affable, sa conversation originale et enjouée. Parmi ses camarades, il était considéré comme le boute-en-train et l’âme des réunions. Les femmes le trouvaient un peu énigmatique ; ses chefs le tenaient pour un jeune officier d’avenir. Passionné de musique, il avait appris presque seul à chanter et à s’accompagner au piano ; il ne faisait pas seulement de la musique pour lui et ses camarades, mais chantait même dans le monde. Pendant un certain temps, il avait fait partie, avec d’autres officiers d’état-major, d’une loge maçonnique : ces jeunes gens avaient formé le projet de s’établir dans l’île lointaine de Sakhaline, et d’y fonder une république : ce projet, comme on peut croire, fut bientôt abandonné faute d’argent. Quant aux entraînements du cœur, nul n’en connaissait à Pérovsky. Il riait volontiers des galants et des fats, et l’on fut très étonné d’apprendre un jour que ce bel officier des gardes, insouciant et gai, était tombé amoureux et songeait sérieusement à se marier. Ajoutons que l’origine de Pérovsky était inconnue, aussi bien dans le monde que parmi ses camarades ; on le nommait simplement « le beau Petit-Russien. »
Vassili se souvint longtemps de ce dernier mardi chez les Niélédinsky, où il avait été présenté par un ancien camarade, Ilia Trapinine. Les gens âgés jouaient aux cartes dans le « Salon des fleurs », tandis qu’on dansait dans la grande salle ; les toilettes les plus somptueuses, rapportées de Paris et tenant à peine aux épaules des jeunes femmes, s’étalaient ce soir-là avec une richesse inaccoutumée. Un interminable cotillon battait son plein. Vassili dansait comme les autres, et c’est là, au milieu des fleurs, aux accords de l’orchestre de Santi, qu’il aperçut pour la première fois une brune élancée, assise à l’écart des danseurs ; auprès d’elle, et la dévorant des yeux, se tenait le long et ténébreux émigré Gérambeau, connu de tout Moscou comme amateur de musique et de peinture. Il assurait à chacun qu’il était officier aux « hussards de la mort », une légion mystérieuse qui avait fleuri dans le temps : aussi portait-il un dolman à boutons d’argent avec têtes de morts, ce qui allait à son pâle visage.
Lorsque le regard de Pérovsky tomba sur l’inconnue, il se dit : « Pas mal, la petite maigre » ; mais en voyant de plus près ces yeux noirs au regard tranquille, ce visage d’une pâleur mate, cette magnifique chevelure négligemment tordue et ramenée sur le sommet de la tête, il sentit que cette jeune fille entrait en souveraine dans sa vie, — dans son cœur, — pour n’en plus jamais sortir. Cette beauté sévère, dont l’expression réfléchie pouvait presque passer un peu dédaigneuse, l’avait fasciné.
Sans parler de Gérambeau, le hussard de la mort, plusieurs jeunes gens faisaient alors la cour à Aurore : Mitia Oussoff, deux Galitzine, d’autres encore, mais tous ces soupirants semblèrent bientôt s’effacer d’eux-mêmes devant le conquérant qui ne pouvait être autre que Pérovsky. Celui-ci fréquentait, en effet, très assidûment la maison de la princesse. Un jour même, il avait failli faire sa déclaration. C’était après la messe de Pâques que la princesse était allée entendre à l’église de Sainte-Hermile. Aurore l’avait reçu dans le salon des « Palmiers » ; ils s’étaient mis tous deux au piano, et aux sons d’une valse de Ramberti il allait ouvrir son cœur, mais les mots n’arrivaient pas. Il sortit éperdu sans avoir parlé.
Ilia Borisovitch Trapinine avait deviné depuis longtemps les sentiments de son ami. Il s’était lié avec Pérovsky à l’université, autant par analogie de caractère que touché de la patience et de l’attention avec lesquelles celui-ci écoutait ses rêves passionnés de gloire militaire, lorsque, un jour, la Russie aurait peut-être à se mesurer avec celui qui était le dieu de la jeunesse du temps. Bonaparte, Toulon, les Pyramides, Marengo, faisaient le fond des conversations des deux amis.
— Décidément, dit un jour Ilia, en tourmentant ses cheveux blonds qui retombaient sur ses bons yeux gris un peu exaltés, c’est comme cela, mon cher Vassili, je ne me marierai jamais ; si je ne deviens pas général, j’entrerai au cloître.
Déjà à Moscou on l’appelait le « moine » ; ses camarades de pension prétendaient qu’il avait arrangé dans son pupitre une sorte d’iconostase, devant laquelle il officiait et chantait des Te Deum.
Les deux amis se retrouvèrent en 1812, lorsque Vassili et un cousin de Trapinine, Dmitry Oussoff, officier dans l’état-major comme Pérovsky, furent envoyés à Moscou pour y prendre copie de plans militaires déposés aux Archives. Ilia Trapinine, à ce moment-là, contrairement à ses pronostics, s’était non seulement marié, mais jouissait d’un bonheur sans bornes. Aussi, n’avait-il plus d’autre idée que de marier Pérovsky avec sa belle-sœur, et la rencontre de Vassili avec Aurore combla tous ses vœux. À Pâques, Pérovsky ne parlait plus que d’Aurore, au mois de mai il en était fou, et pourtant il ne s’était pas encore déclaré.
La nouvelle du rappel des officiers troubla beaucoup Pérovsky ; il obtint du commandant en chef un congé de quatre jours.
La veille, il avait rencontré Trapinine.
— C’est donc décidé, Napoléon est contre nous ? demanda Ilia.
— Oui, mais j’espère encore qu’il n’y aura pas de guerre, répondit Pérovsky hésitant.
— Et comment cela ?
— Ce sont des fanfarons de bravades qui répandent ces bruits ; dans un mois on n’en parlera plus.
— Mais alors pourquoi tout ce tapage, ces rassemblements de troupes ?
— Des mesures de précaution, voilà tout.
— C’est bon à dire, mon cher ! Ton idole est toisée. Aujourd’hui à Dresde, demain sur le Niémen ou sur la Dvina ; qui sait ? plus près encore...
— N’importe ! je n’y crois pas, répétait Pérovsky tout en arpentant à grands pas le boulevard. Napoléon n’est pas un traître ! Mais il ne fallait pas, c’est vrai, lui envoyer comme ambassadeurs des gens bornés, des imbéciles même !... Était-il permis de choisir un homme bilieux et soupçonneux comme Kourakine ? Ce sont ces incessantes piqûres d’épingles, ces provocations continuelles, ces excitations de l’Angleterre qui font tout le mal... On est parvenu à éloigner du trône, et même à faire passer pour traître, le seul homme d’état que nous possédions, Speransky, et pourquoi ? Parce qu’il ose préférer aux lois du tsar Alexis le code de génie donné par celui qui a mis fin en France à l’anarchie révolutionnaire et rétabli l’ordre en Europe.
— Vieille chanson que tout cela ! Et l’assassinat sans jugement du duc d’Enghien ? Après être allé à Vienne, à Berlin, partout excepté chez nous, il y viendra, livrant dans nos capitales, à l’insulte de ses soldats, ma femme, ta fiancée, si tu en avais une, nos sœurs...
— Écoute, Ilia, interrompit brusquement Pérovsky, on pardonne tout à la poltronnerie des femmes et à leur bavardage, mais c’est autre chose quand il s’agit d’un homme qui connaît le monde et la vie. Quel besoin, je te le demande, Napoléon a-t-il donc de nous ? — de nous qui sommes, hélas ! à demi-sauvages encore !...
— Pourtant, c’est au chef de ces demi-sauvages que ton idole tenait si obstinément à être apparentée.
— Voyons, écoute et raisonne, dit avec plus de calme Pérovsky. L’affaire est claire comme le jour : ce n’est pas à nous de menacer de nos épieux le conquérant des rois, le souverain de la moitié de l’Europe ! Ce n’est pas pour rien qu’il a offert à notre empereur de partager l’univers avec lui. Génie créateur, il en avait le droit...
— Ce n’est pas Alexandre seul qu’il cherchait à gagner ainsi, dit Trapinine, puisqu’il avait la générosité de faire la part du bon Dieu dans l’inscription de la médaille projetée : « À Toi le ciel, la terre à moi ! » Honte à toi, Pérovsky !...
Pérovsky hésitait ; le fil de la discussion lui échappait.
— Tu répètes les fables qu’inventent les pamphlétaires anglais, dit-il après un instant de silence. Napoléon... mais sais-tu bien que des milliers d’années passeront et que sa gloire ne mourra pas ?... Il est la personnification de l’honneur, de la justice, de la bonté même. Est-ce sa faute si on le pousse à la guerre, à l’enfer des batailles, lui qui aime le silence des nuits étoilées, les poèmes d’Ossian, la musique de Paesiello avec ses harmonies mystérieuses et douces ? Ne t’ai-je pas raconté plus d’une fois qu’à l’école de Brienne il se cachait pour lire des romans de chevalerie, pleurant sur les héroïnes des croisades, et rêvant de donner au monde une félicité et un repos sans fin ?
— Alors celui que tu idolâtres, maintenant qu’il est au faîte, pourquoi se jette-t-il ainsi sur ce qui reste de l’Europe ? demanda Trapinine.
— Tu ne le comprends donc pas ?
— Absolument pas. Explique-le-moi, si tu peux.
— Parce que Napoléon est l’élu de la Providence, et non pas un simple mortel.
Trapinine haussa les épaules.
— Faible argument, dit-il ; phrase ronflante et rien de plus ; formule commode avec laquelle on explique toutes les violations du droit, toutes les iniquités.
— Non, écoute ! s’écria Vassili en insistant. Pour le comprendre il faudrait se mettre à sa place. Après avoir rétabli l’ordre, s’il eût rendu le repos à un peuple aussi mobile que le peuple français, il aurait paralysé l’énergie native de son pays, éteint la flamme des grandes entreprises, des hardies aventures. Les tsars et les rois ont l’auréole des souvenirs nationaux, leur passé vieux de dix siècles... Pour lui, son passé, sa dynastie, c’est lui-même...
— Grand merci pour la façon dont tu justifies toutes ses violences ! Prône-le à ton aise, mais sache bien que s’il s’avisait d’envahir la Russie, toute ta philosophie serait bientôt démodée, et Bonaparte recevrait une leçon telle qu’il ne s’en relèverait pas.
— Calme-toi ! Il ne viendra pas jusqu’à nous, il n’en a pas besoin, répondit Pérovsky.
— Il serait doux de boire l’hydromel par ta bouche[1]. Nous verrons, nous verrons ! conclut Trapinine. Mais s’il arrive, je saisirai la première fourche qui me tombera sous la main, et je marcherai avec les autres contre le spadassin, le meneur de rois !
Plus tard Pérovsky rougit souvent en songeant à cet entretien.
De nouveaux bruits, persistants et sinistres, ébranlèrent bientôt chez Pérovsky l’enthousiasme napoléonien. Il apprit de source sûre les procédés perfides de l’empereur envers la famille des ducs d’Oldenbourg et d’autres princes d’Allemagne apparentés au tsar. La présence des Français sur le Niémen, — véritable parjure de Napoléon, — acheva de bouleverser les idées qu’il s’était faites du demi-dieu.
Une promenade à cheval avait été arrangée pour le lendemain soir. Xénia, son mari, Aurore, Pérovsky et Mitia[2] Oussoff étaient de la partie. On sortit des faubourgs en passant par la Montagne-du-Salut. Aurore, montée sur Barss[3], un magnifique cheval bai brun, le tenait d’une main ferme, tandis que la noble bête, secouant son mors, accélérait de plus en plus son allure. Les deux jeunes gens avaient dépassé le reste de la cavalcade. Aurore retint son cheval.
— Partez-vous bientôt ? demanda-t-elle.
— On m’a accordé un congé de quelques jours.
— Je suppose qu’il vous est pénible de marcher contre le grand homme... Et puis, vous quittez tant de personnes que vous aimez...
Après un temps de galop, ils se mirent au pas.
— Les amis se consoleront, répondit un peu tardivement Pérovsky : ils prieront Dieu...
— Pour qui ?
— Pour les absents et les voyageurs, comme il est dit dans la liturgie.
— Et ceux qui, malades ou souffrants, resteront à la maison, priera-t-on aussi pour eux ? demanda Aurore devançant de quelques pas son compagnon.
— J’ignore si on souffrira à la maison, dit Vassili en la rejoignant. Ne dit-on pas : Malheur aux absents !
— Le malheur est tout aussi grand pour les uns que pour les autres, dit Aurore retenant son cheval. La guerre est un profond mystère...
Le piétinement des chevaux se rapprochait ; bientôt deux cavaliers les dépassèrent dans un galop enragé : c’était Xénia et Mitia Oussoff.
Xénia passa si vite que sa sœur n’eut pas le temps de l’interpeller. Trapinine suivait, au galop allongé d’un coureur anglais.
— Comme il est gentil, ce Mitia ! dit Aurore lorsque Pérovsky eut repris sa place à côté d’elle. Avec quelle impatience il attend la guerre, les batailles...
— C’est un cœur d’or, ajouta Pérovsky. Il vient d’écrire une lettre enflammée à son chef, le suppliant de penser à lui pour le premier message périlleux qu’il aura à faire porter. Mais ce qui est drôle, c’est qu’il est sûr, malgré cela, de tomber amoureux pendant la campagne et de se marier en automne.
Les cavaliers mirent leurs montures au galop, puis, bientôt, reprenant le pas :
— Que le couchant est beau ! dit Pérovsky en se retournant. Moscou a l’air en feu ; les croix, les clochers semblent les mâts des navires qui brûlent...
Aurore regarda longuement du côté de Moscou.
— Répondrez-vous à la question que je vais vous faire ? dit-elle.
— Je vous le promets.
— Eh bien, dites-moi franchement, sans détour, ce que vous pensez aujourd’hui de Napoléon ?
— Je me suis trompé, et je ne me pardonnerai jamais ma méprise.
Les yeux d’Aurore brillèrent de surprise et de plaisir.
— Oui, dit-elle après un silence, des événements terribles approchent ; ce sphinx incompris, ce Napoléon...
— Un traître et notre ennemi ! s’écria le jeune homme. Je quitterai tout, je donnerai tout, ma vie et ce qui m’est plus cher encore, pour marcher contre lui.
Aurore le regarda avec ravissement :
— Je ne m’étais donc pas trompée, dit-elle ; nous avons les mêmes pensées. Eh bien, voici ce que je voulais vous dire...
Elle rougit, elle allait parler, mais se tut, et rendant la main à son cheval, elle sauta un fossé qui bordait le chemin, et rejoignit à travers champs ceux qui les avaient devancés. Tous se réunirent à l’entrée du parc déjà sombre, pour rentrer à Moscou. Dans le quartier de Novinsky, Vassili montra à Aurore les fenêtres du logement qu’il habitait, et où il avait passé, dans ces derniers temps, par tant de doutes et de tourments. Il allait se retirer, mais on ne le lui permit pas.
La princesse attendait les promeneurs ; elle resta jusqu’au souper à écouter leurs récits.
— Vous n’avez pas achevé la phrase commencée ? dit Pérovsky à Aurore en sortant de table...
Silencieuse elle se mit au piano ; la salle à demi éclairée se remplit de sons harmonieux. Elle chantait la romance favorite du vieil ami de sa grand’mère, Nielédinsky-Méletzky :
Témoins de ma tristesse
Forêts silencieuses...
— Vassili Alexéiévitch, dit Xénia à Pérovsky, chantez-nous donc la romance... vous savez, celle que j’aime.
Pérovsky s’avança vers le piano, et appuyant ses mains au dossier de la chaise d’Aurore, il chanta les couplets du même auteur :
Pardonne-moi le murmure indiscret,
Ô souveraine de mon âme !...
Tout le monde était ému. Vassili, troublé, se tut, regardant la chevelure, les épaules d’Aurore penchée sur le clavier. Trapinine essuyait des larmes :
— Comme tu chantes ! disait-il. Peut-on, avec une âme pareille, tenir le parti de Napoléon ?
Pérovsky et Trapinine partis, Xénia resta auprès de sa sœur ; toutes deux bientôt passèrent dans l’oratoire où il faisait sombre ; après un moment de silence, Aurore se leva en disant :
— Non, je ne puis pas...
Et, rentrant au salon, elle se mit à jouer sa sonate préférée de Beethoven, puis retomba dans sa rêverie.
— À quoi penses-tu ? demanda Xénia en l’embrassant.
Aurore se remit à jouer sans répondre.
— Est-ce à lui que tu penses ? demanda encore Xénia.
— Oui, il partira, et nous ne nous reverrons plus...
— Pourquoi cette idée ? reprit Xénia en couvrant sa sœur de baisers. C’est de toi que tout dépend : il reviendra si tu lui donnes de l’espoir.
Aurore se taisait.
« Pourquoi l’ai-je rencontré ? pourquoi me suis-je attachée à lui ? pensait-elle penchée sur le piano où tout en pleurant elle laissait errer ses doigts ; n’aurait-il pas mieux valu ne pas naître et ne pas vivre ? »
Rentrée dans son appartement, Aurore renvoya sa femme de chambre. La clarté de la lune entrait à flots par les fenêtres ouvertes ; la jeune fille avait dénoué sa tresse, puis machinalement la refaisait pour la défaire encore, le regard perdu dans le vide, comme si les yeux pensifs et caressants de Pérovsky étaient encore fixés sur elle.
« Oh ! ces yeux, ces yeux ! » disait-elle.
Les meubles d’acajou, ornementés de bronze, qui l’entouraient, avaient appartenu à sa défunte mère et ramenaient ses souvenirs à la petite ville de district, habitée autrefois, à la maisonnette de son père, à ses premières années d’enfance, quand sa mère vivait encore.
La mère d’Aurore, fille d’Anna Arcadievna, s’était un jour follement éprise d’un excellent et beau jeune homme, pauvre officier d’infanterie, qui ne fut pas agréé par la princesse. La jeune fille s’enfuit et épousa celui qu’elle aimait. Elle eut deux filles, auxquelles elle donna les noms romanesques d’Aurore et de Xénia. Aurore ne se souvenait pas de la vie errante, emplie de privations de tout genre, qu’elle avait menée avec ses parents, mais elle se rappelait le temps où son père, après avoir quitté le régiment, fut élu par la noblesse de son district et entra dans l’administration de sa petite ville natale, où il possédait une maison dominant les bords escarpés de la rivière. Un grand jardin, moitié potager et moitié parterre, l’entourait. Aurore n’avait jamais oublié le bosquet où elle jouait avec Xénia, les plates-bandes de lilas en fleurs, le chèvrefeuille où elle prit, pour la première fois, un papillon bleu aux reflets d’or, le tertre d’où l’on apercevait la ville et les champs, et le vieux bouleau à l’ombre duquel les deux sœurs, en quittant le pays, enterrèrent leurs poupées favorites.
Elles n’ignoraient pas qu’elles avaient une grand’mère riche, une princesse, que cette aïeule ne quittait jamais l’endroit qu’elle habitait et que cet endroit était très loin, en pays étranger, puis encore qu’elle avait été irritée une fois contre leur mère : c’était pour cela sans doute qu’elle écrivait si rarement... Aurore se souvenait d’un hiver sans neige, quand elle avait dix ans, un hiver qui leur fut fatal. Une épidémie régnait dans la ville ; un matin, comme elles allaient souhaiter le bonjour à leur mère, on ne les laissa pas entrer en leur disant qu’elle était très malade. Aurore n’avait pas oublié le silence sinistre qui se fit dans la maison, les figures attristées, les yeux rougis de larmes, et cette matinée pleine de terreur quand, amenées dans la salle, elles virent, étendue sur la table, une forme immobile, effrayante, vêtue de blanc, et qu’on leur dit à voix basse que ce quelque chose de froid, d’immobile, était leur mère morte. Les pauvres petites se mirent à crier : « Maman ; maman, réveille-toi ! » Impossible de croire que leur mère ne les entendait pas. Aurore se souvenait encore des sanglots de leur père au cimetière et comment il avait peine à se soutenir. Puis leur départ par un chasse-neige glacial : elles se rendaient chez un cousin de leur père, Piotre Andréevitch Kramaline, qui habitait sa propriété, Diédinovo, non loin de la ville ; les médecins avaient ordonné qu’on gardât les fillettes là, tout l’été ; puis un autre printemps encore passé dans ce même village ; puis encore un été chez l’oncle, où leur père venait souvent les voir. Cet oncle, âgé et veuf, était un grand chasseur. Sa ménagère, la vieille Illinishna, veillait sur les deux sœurs ; celles-ci accompagnaient parfois leur oncle à la chasse ; un jour même, ne pouvant résister à leurs instances, il les fit monter à cheval dans la cour ; Xénia eut peur, mais Aurore bien assise sur la selle de sa défunte tante, fit quelques tours, et dès lors ne songea plus à autre chose. Blanc comme lait, Coco était à peu près le contemporain de son maître, ce qui ne l’empêchait pas de bien courir encore et d’obéir à la bride.
— Mon petit oncle, suppliait Aurore, laissez-moi donc me promener avec le cocher !
Alors on sellait Coco, on l’amenait triomphalement devant le perron, et la fillette, maigre, ses grands yeux noirs ravis, offrait à son favori une grande lèche de pain noir, puis elle sautait légèrement en selle.
— Tu n’es pas une petite fille, mais un vrai gamin, disait Illinishna en secouant la tête.
— Petit oncle, dit un jour Aurore, laissez-moi tirer avec votre fusil, je vous en prie !
L’oncle Pierre réfléchit un instant, puis décrochant son « lancaster » du mur, il le chargea lui-même et montra à la petite comment épauler et viser. Le jeu se répéta plusieurs fois. Un soir, — c’était en automne, — l’oncle était à la chasse, lorsqu’on entendit soudain un coup de feu dans la maison. On accourt, on trouve Aurore dans le cabinet du maître, dans un nuage de fumée. Elle expliqua qu’elle avait vu des gens courir en criant au chien enragé ; alors elle avait saisi le fusil, visé, fait feu... L’animal blessé tomba et fut achevé par ceux qui le poursuivaient. L’enfant était pâle, tremblante, tout en larmes : elle comprenait à peine ce qu’elle avait fait.
— Comment, petite folle, as-tu pu te décider à tirer ? lui demanda son oncle en rentrant.
— Je voyais chacun courir en criant : enragé ! enragé ! J’ai saisi le fusil...
— Et si, au lieu du chien, tu avais atteint un de ces gens ?...
Aurore pleurait sans répondre.
Valerian Andréevitch Kramaline arriva un jour à Diédinovo, et lut en présence des enfants une lettre datée de Paris qu’il venait de recevoir de sa belle-mère. Une année auparavant, la princesse avait appris la mort de sa fille. Depuis, elle avait été très souffrante et ne croyait plus vivre longtemps. Mais sa santé s’était raffermie, elle était prête à faire venir auprès d’elle les deux orphelines et offrait à son gendre de disposer d’elle. Il s’en suivit force consultations et même des querelles assez vives entre l’oncle et le neveu, pour savoir ce qu’il fallait décider au sujet des enfants. À la fin de l’automne, leur père les emmena à l’institut de Sainte-Catherine à Moscou. Une correspondance suivie s’établit entre les deux sœurs et leur grand’mère. À la fin de la seconde année, elles annoncèrent à la princesse que leur père était gravement malade ; l’hiver passa, l’été vint, et les jeunes filles écrivirent une lettre désespérée, disant que leur père était mort, qu’elles étaient en deuil, que toutes les élèves de l’institut allaient passer leurs vacances chez leurs parents, qu’elles, pauvres orphelines, n’avaient personne chez qui aller, leur bon oncle Pierre ayant quitté Diédinovo pour faire une cure d’eaux. La grand’mère répondit qu’il fallait prier Dieu pour les parents et s’armer de patience ; elle leur envoyait en même temps un livre français, très instructif, sur les devoirs des jeunes filles.
Plusieurs tristes années s’écoulèrent ainsi pour les orphelines, mais un jour on les fit appeler, à une heure inaccoutumée, chez la directrice. Entrées dans l’appartement austère de la supérieure, elles virent, assise auprès d’elle, une grande dame âgée, l’air protecteur et un peu empesé. Sans dire un mot, elle examina les deux sœurs à travers son lorgnon monté en or ; puis, se tournant vers la directrice, elle s’apprêtait à dire quelque chose de bien grave, mais au lieu de cela elle fondit en larmes et, laissant là toute étiquette, elle embrassa passionnément ses petites filles ; c’était bien la princesse Anna Arcadievna Schéleshpansky, qui venait de se décider, par pitié pour les deux sœurs, à quitter Paris et à s’installer à Moscou.
Une fois qu’elle eut fait connaissance des orphelines, la vieille dame s’attacha à elles de tout son cœur : elle les choyait, les gâtait, allait presque tous les jours les voir à l’institut. Leur éducation finie, elle rouvrit sa maison longtemps fermée des Étangs-des-Patriarches, puis conduisit elle-même ses petites-filles dans le monde. Il n’était plus question alors de faiblesse, de mauvaise santé ou de grand âge ; chacun parlait du salon de la princesse, tapissé de cuir gaufré à clous dorés, de ses équipages, des six chevaux noirs et des quatre couleur isabelle, de ses bals, de ses soirées. Après le mariage de Xénia, elle fit son testament, donnant ses biens à ses petites-filles. Puis elle commença à s’inquiéter du sort d’Aurore qui avait déjà refusé, sous des prétextes plus ou moins plausibles, des partis très acceptables.
— Je ne vous quitterai pas, grand’mère, disait Aurore en caressant la vieille dame. Qu’ai-je besoin d’autre chose ? Je suis si parfaitement heureuse ! nous sortons ensemble. Je monte Barss ; j’étudie le chant, le piano, je lis... Ne me parlez donc pas de mariage, laissez-moi vivre toujours auprès de vous !
À ces paroles, la vieille dame essuyait ses larmes et se disait, en admirant la sévère beauté d’Aurore : « Au fond, pourquoi ne resterait-elle pas encore un peu de temps avec moi ?... Dieu, dans sa mystérieuse volonté, lui fait racheter la faute de sa mère qui m’a si légèrement abandonnée ». Avec son égoïsme inconscient, elle voyait toujours dans le mariage de sa fille une faute irrémissible.
Aurore n’oubliait Barss que pour la musique et ses livres favoris. Depuis sa sortie de l’institut elle avait trouvé le temps, entre ses solfèges et ses roulades, de lire les écrits russes du temps. Elle dévorait les récits historiques de Karamsine, les fables de Kriloff, les poésies de Joukofsky. Parmi les écrivains français, Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre la charmèrent longtemps.. Elle rêvait avec eux de voir la société se rajeunir et se transformer. Mais tout le monde parlait de Bonaparte, et Bonaparte la préoccupa beaucoup aussi. Il lui apparaissait comme un héros surnaturel. Elle le crut tout d’abord un génie bienfaisant, mystérieusement apparu sur la terre, versant à flots sur les hommes les promesses d’une félicité inconnue, en même temps que les rayons aveuglants de la gloire. Mais un jour, sa grand’mère ayant reçu un paquet de pamphlets publiés à Londres, ainsi qu’un écrit récent de Mme de Staël, un changement se fit dans ses idées. Autrefois, tout enfant encore, l’assassinat du duc d’Enghien l’avait déjà plongée dans un vrai désespoir. « Le malheureux ! que lui avait-il donc fait ? » disait-elle en sanglotant. Aujourd’hui, après avoir lu les brochures sur Napoléon, celui-ci changea tout à coup à ses yeux. Au lieu du héros idéal, elle aperçut l’ambitieux, cuirassé d’un égoïsme sans bornes : elle aurait voulu être un homme pour se joindre à ceux qui combattaient l’insatiable conquérant.
Après avoir fait la connaissance de Pérovsky, elle écouta d’abord avec un sourire railleur ses dithyrambes sur Napoléon, puis, sans précisément abandonner ses idées, elle les modifia sous l’influence de l’enthousiasme débordant du jeune officier. Mais lorsque les bruits d’une agression contre la Russie de la part de ce Napoléon que défendaient encore Pérovsky et la princesse, tandis que Rostopchine l’accusait de mensonge et de parjure, quand ces bruits prirent plus de consistance, Aurore eut à subir un dernier combat contre elle-même, et son âme se sentit pénétrée peu à peu d’une haine profonde pour le conquérant qui menaçait son pays et allait la séparer brusquement de celui à qui, secrètement, son cœur s’était déjà donné.
Enfin, lorsque Pérovsky et tous les officiers en congé furent mandés par Rostopchine qui leur donna l’ordre de rejoindre immédiatement l’armée, son chagrin ne connut plus de bornes. — « Reviendra-t-il ? se demandait-elle. Pourquoi cette personnification de toutes les violences, de toutes les terreurs, pourquoi ce Napoléon se précipite-t-il sur nous ? Comme Marat, une main vengeresse ne l’atteindra-t-elle pas ? Ô Dieu, confonds le monstre, et frappe-le de ton courroux ! »
La veille de son départ, Pérovsky avait dîné chez la princesse ; quelques personnes y étaient réunies, entre autres deux ou trois compagnes de l’institut, venues avec leurs frères. Cette jeunesse, malgré la gravité des temps, s’amusait à cœur-joie. On joua des charades, on fit des bouts-rimés, on parla avec animation des derniers bals, des mariages possibles ou prochains. La princesse, en toilette sombre, regardait tristement les jeunes gens. Avant le thé, Xénia ouvrit le piano, et pria une de ses amies de chanter ; quelques personnes se promenaient au jardin, et parmi elles, Aurore. Celle-ci, absorbée par le chant qui arrivait jusqu’à elle, ne s’apercevait pas que le jardin, peu à peu, était devenu désert, et vit tout à coup, Pérovsky, qui s’approchait.
— Vous êtes ici, dit-il en la regardant avec une respectueuse admiration.
— Mais oui, répondit-elle un peu lentement comme si elle cherchait ses mots. Ce soir on a parlé de tout, excepté de la guerre, et cependant, qu’on le veuille ou non, c’est à cela que chacun pense. Je voudrais vous en dire quelque chose... L’an dernier, j’ai fait un séjour chez les Arkharoff, dans leur terre, vous savez. Il y a là une galerie de tableaux ; je me souviens surtout d’une chasse au cerf, dans un grand parc, aux environs de Paris...
— La collection des Arkharoff est remarquable, en effet.
— Non... écoutez... À droite, dans une clairière, une meute de chiens furieux poursuit un cerf qui parviendrait certainement à leur échapper, si, caché derrière un massif d’arbres, il n’y avait pas là un chasseur qui l’attend au bout de son fusil, entouré de cavaliers chamarrés d’or. Ce chasseur, c’est Napoléon... Il regarde avec calme, et vise presque à bout portant la pauvre bête haletante... Fi donc ! j’ai vu la chasse de près, dis-je à Élise Arkharoff, je vous déclare que cet homme est méchant, lâche et cruel. C’est ainsi que Bonaparte a fait fusiller le duc d’Enghien...
Tout émue, Aurore se tut.
— Vous avez raison, dit Pérovsky, cet homme est cruel, et nous lui revaudrons ses parjures ; ses assurances menteuses de Tilsitt et d’Erfurt lui reviendront un jour à la mémoire... Je m’abusais, j’étais aveugle... Je l’avoue maintenant et je n’en rougis pas. Je pars avec la ferme espérance que nos sacrifices, nos efforts auront raison de notre ennemi. Mon seul malheur...
Pérovsky s’embrouillait ; il se tut. Aurore s’attendait à quelque chose d’effrayant ou d’extraordinaire.
— Pardonnez-moi, dit-il tout à coup d’une voix tremblante. Je pars, peut-être pour toujours, mais... Non, c’est au-dessus de mes forces...
Aurore l’écoutait immobile, son cœur battait à coups précipités.
— Impossible, continua Vassili, de garder le silence. Il faut que je parle... Je vous aime, et pour cela...
Aurore se taisait, tout tournait autour d’elle. Après un moment d’hésitation, elle lui tendit sa mam qu’il couvrit de baisers, fou de bonheur et ne pouvant y croire...
— Comment ! vous consentez ? vous...
— Oui, je suis à vous... à toi... dit-elle à demi-voix en baissant la tête.
Ils étaient rentrés dans la grande allée du jardin. Pérovsky l’entretenait de son amour ; dès leur première rencontre il l’avait aimée, mais n’avait jamais pu se résoudre à parler.
— Sais-tu tout ce qui me concerne ? dit-il encore.. Mon nom est Pérovsky, mais celui de mon père est différent...
Alors il parla à Aurore de son passé. Elle marchait à côté de lui, écoutant silencieusement sa confession. Puis, lorsqu’il eut fini :
— Pourquoi me dis-tu ces choses ? demanda-t-elle.
— Afin que tu saches tout. Ce secret est celui de mon père : je dois le cacher à tous, mais non pas à toi.
Aurore serra la main de Pérovsky.
— Tu es donc le fils du ministre... Mais pourquoi en fait-il mystère.
Pérovsky prétexta les convenances, sa position, etc.
— Aimes-tu ta mère ? A-t-elle pris soin de toi ?
Vasilli alors lui parla de ses années d’enfance dans la Petite-Russie, de son entrevue avec son père, avant son départ pour l’université, puis de son entrée au service.
— Et, dès lors, tu ne l’as pas revu ?
— Oui, à Saint-Pétersbourg.
— Et il ne t’a pas gardé avec lui ?
Vassili se taisait.
— J’aimerai ta mère autant que je t’aime, dit Aurore. Ton père, quand il te connaîtra bien, sera fier de toi.
La voix de Vlass, le vieux valet de chambre de la princesse, se fit entendre derrière la grille.
— Mademoiselle, votre grand’mère vous fait demander...
— Encore un mot, dit Pérovsky tenant toujours la main d’Aurore. Donne-moi quelque chose en souvenir de cette heure, n’importe quoi, ne fût-ce qu’une fleur.
Aurore prit à son bouquet une branche de lilas et la donna au jeune homme.
— As-tu un portrait de toi ? dit-elle.
— J’ai une miniature, peinte par Ilia Trapinine, je voulais l’envoyer à ma mère, mais pour toi...
— Bon, Ilia m’en fera une copie.
— Non, non ! s’écria Pérovsky ; la voici...
— Mademoiselle, mademoiselle, où êtes-vous donc ? criait de loin Mérimiasha, la femme de charge.
Aurore glissa le portrait dans son corsage et, s’essuyant les yeux, elle rentra dans la maison au bras de Pérovsky.
— Maintenant, va près de grand’maman, dit Aurore, et fais-lui ta demande officielle ; il le faut, autrement elle pourrait s’offenser et refuser !
Vassili se dirigeait vers le salon. Aurore l’arrêta :
— Non, dit-elle en le prenant par la main, allons ensemble !
Pâle, sans regarder personne, Aurore traversa l’enfilade des salons, et amenant Pérovsky devant la princesse qui se tenait à la porte de son oratoire, entourée des hôtes qui prenaient congé, elle lui dit à demi-voix :
— Voilà mon promis, chère grand’maman...
La princesse stupéfaite :
— Comment, sans me rien dire ? Et tu as osé...
Puis, se tournant vers Pérovsky... Mais les larmes qu’elle retenait à grand’peine s’échappèrent, et au lieu de gronder, elle l’embrassa, elle embrassa Aurore qui s’était mise à genoux, et les bénit.
— Tout à fait sa mère ! Tout à fait elle ! hardie et charmante... répétait la vieille dame riant et pleurant à la fois. Oh ! mes enfants, aimez-vous, soyez heureux !
On ne partait plus ; tout le monde se réjouissait de l’heureux dénouement du roman d’Aurore. On servit du vin de Champagne, et les fiançailles furent saluées de toasts chaleureux.
— Serait-il donc possible que ce soient ici nos derniers adieux ? demanda Pérovsky lorsque vint le moment de se séparer. J’aurais beau faire, je dois partir demain...
Les larmes faisaient trembler sa voix ; tous les yeux étaient tournés vers lui.
— Au revoir, cet automne, dit Aurore, s’efforçant de sourire en lui serrant la main.
— Au revoir ! au revoir ! disait-on de toute part.
Pérovsky parti, la jeune fille monta chez elle.
« Non ! non ! cela ne se peut pas, disait-elle sanglotant et se tordant les mains, c’est impossible... Ô mon Dieu, inspire-moi, soutiens-moi, défends-moi ! »
En rentrant, Vassili réveilla son domestique, alluma une bougie et écrivit un billet à Mitia Oussoff, le prévenant que les chevaux de poste étaient commandés pour sept heures du matin et qu’il l’attendait. Ils devaient passer par Mojaïsk et s’arrêter à Novossëlovka, où Mitia, par l’ordre de son père, devait toucher quelques rentrées. Le billet envoyé, Vassili vit qu’il était passé une heure. « Nous voici presque au matin, se dit-il. La nuit est splendide. Je vais faire un tour au dehors et, avant de partir, j’entrerai pour dire à Aurore un dernier adieu. »
Il ouvrit une fenêtre et resta pensif... « Peut-être ne pourrai-je pas la voir de si bonne heure ; j’écrirai plutôt, je porterai moi-même ma lettre. Qui sait si elle ne se décidera pas à sortir quelques instants ?... Ne pourrait-elle pas venir, accompagnée de Mérimiasha ou de Vlass, jusqu’aux Étangs-des-Patriarches ?... À peine avons-nous pu échanger quelques mots, et j’ai tant de choses à lui dire ! »
Il se mit à écrire, quelques minutes passèrent. Un frôlement se fit entendre derrière la porte. « Ce doit être le domestique qui revient de chez Mitia », pensa-t-il. Il continua à écrire. La porte cria. Pérovsky se retourna, et vit sur le seuil une figure vêtue de noir, dont un voile épais dérobait les traits.
— Qu’est-ce ? demanda-t-il en se levant. Allant à elle, il reconnut Aurore. — Toi, toi ici ! s’écria-t-il couvrant de baisers passionnés ses mains glacées, son visage, ses cheveux : comment t’es-tu décidée, chère ?... Comment as-tu trouvé le chemin ?
Il ne se possédait pas de bonheur.
— Moi aussi, je pensais à toi, dit-il, la faisant asseoir. Tiens, regarde ! c’est à toi que j’écrivais...
— J’ignore ce qui nous attend, mais dans ce moment je suis avec toi... Attirant avec passion la tête de Pérovsky : Quel martyre ! disait-elle en pleurant. Pourquoi nous être rencontrés ? Notre séparation sera-t-elle éternelle ? Mais non ! je suis folle ! Nous nous reverrons, je le crois, je le sens... Elle essuya ses larmes, puis elle reprit : À la promenade, tu as parlé légèrement de la prière... Aujourd’hui que tu entres dans une phase de la vie où le devoir est si grand, si lourd, te fâcheras-tu contre moi si...
— Parle ! Parle !
— Notre défunte mère nous recommandait sans cesse, à ma sœur et à moi, de recourir dans nos jours de chagrin à l’intercession de la sainte Vierge... Donne-moi ta parole que tu prieras devant cette image.
— Je le jure.
Elle mit au cou de Pérovsky une petite icône qu’elle avait apportée. Ses yeux étaient pleins de larmes.
— J’ai tout dit, adieu !
— Comment ! déjà nous séparer ! Où donc serait la justice divine ? Une minute ensemble et des mois de séparation !... Non ! j’abandonnerai tout, tout... je resterai près de toi... Écoute ! je demanderai à passer dans les régiments qui sont en garnison à Moscou...
— Ne le fais pas, Vassili ! aie du courage ! je t’aime, je n’aimerai jamais que toi, mais je ne serai tranquille qu’en sentant que tu fais ton devoir. Combien ils sont dignes de mépris, ces maris, ces frères, ces fiancés, partis en hâte pour leurs terres, et comme tu es au-dessus d’eux !
— Reste encore, au nom du ciel ! Ne t’en va pas, répétait Pérovsky. Encore un mot...
Ils entendirent les pas du domestique qui rentrait.
— Au revoir ! courage ! nous nous reverrons...
— Mais je t’accompagne, dit Pérovsky.
Elle prit son bras et ils se dirigèrent vers la Bronnaïa. Le jour commençait à poindre, les rues étaient encore désertes. Un droshky, dans lequel ils montèrent, les déposa près de l’église de Saint-Ermile...
Un peu plus tard, vers sept heures, une troïka de poste emportait Pérovsky et Mitia sur la route de Mojaïsk. Vassili couvrait de baisers le mouchoir oublié dans sa chambre par Aurore.
Les deux amis passèrent vingt-quatre heures à Novossëlovka. Le staroste[4] Klimm, régisseur de la terre des Oussoff, se plaignant comme toujours de la dernière récolte et de la dureté des temps, apporta au jeune maître les redevances arriérées. Iéfimovna, la vieille bonne, prépara pour le voyage de Mitia et de son compagnon des pâtés, des galettes et autres gâteries. C’est là que les voyageurs devaient se séparer, prenant chacun une direction différente. Ilia Trapinine avait demandé à Pérovsky de veiller au départ de Dmitry, qu’il aimait tendrement.
— Et toi, Mitinka[5], disait Iéfimovna s’agitant dans la maison son trousseau de clefs à la ceinture, ne t’inquiète de rien ! La maison de ton père sera bien gardée. La princesse viendra elle-même de Lioubanovo nous donner des ordres. Lors du baptême de son petit-fils, elle m’a dit : « J’ai de bons yeux, je verrai de Moscou ce qui se passe, que tout ce qui appartient aux maîtres soit bien soigné. Le seigneur est au-delà du Volga et son fils part pour l’armée. Dieu sait quand il pourra se mettre à son ménage ! C’est à toi de veiller... »
— Tranquillise-toi, Iéfimovna ; avec une ménagère comme toi nous pouvons tous dormir sur les deux oreilles.
Iéfimovna, flattée, essuya ses larmes en tortillant les bouts de son châle.
— Écoute, chère bonne, ajouta Mitia. La paix une fois faite, je prendrai femme. moi aussi, et c’est dans cette salle que nous célébrerons la noce.
— C’est un peu tôt pour toi, Mitinka, de penser à ces choses : il te faut servir tout d’abord, répondit la brave femme en pleurant.
Le soir, tous les apprêts étaient terminés. Les kibitkas de Mitia et de Vassili attendaient devant le perron. Mitia, ému, adressait une dernière recommandation à la ménagère :
— Fais bien nettoyer mon fusil de chasse, tu sais où il est ; n’oublie pas non plus mes lignes de pêche et les pistolets du grand-père !
Puis, se tournant vers Pérovsky :
— Maintenant, Vassili, adieu ! au revoir !
Les chevaux s’enlevèrent. Iéfimovna pleurait. Mitia regardait, souriant, faisant de loin le signe de la croix sur son ami et sur la vieille bonne. Il ne pouvait détacher ses regards de la chère maison, entourée de bouleaux, avec ses pigeons tourbillonnant au-dessus des toits. C’est là qu’il était né, qu’il avait grandi, jusqu’au moment où Ilia Trapinine, à la demande de son père, l’avait emmené à Moscou et plus tard, l’avait fait entrer au service à Saint-Pétersbourg.
Mitia parti, Pérovsky se mit en route dans la direction de Smolensk. À son départ la nuit tombait. Non loin de Novossëlovka, en traversant une rivière, il demanda à son cocher ce que c’était que ces constructions qu’on apercevait vaguement au loin.
— C’est Borodino, répondit l’homme.
Le nom de ce village était destiné à vivre à jamais dans la mémoire du peuple russe.
Les chevaux marchaient grand train. Pérovsky, encore sous l’impression de sa dernière entrevue avec Aurore, se laissait aller à ses rêveries :
« Que fait-elle à cette heure, ma souveraine ? Comme elle m’aime ! Oh ! oui, je crois à notre bonheur... »
D’autres images succédèrent à ces songes d’avenir. Il se revoyait enfant à Potchepp, une riche propriété dans le gouvernement de Tchernigoff, avec l’immense maison construite par l’architecte Rastrelli, et le jardin splendide qui l’entourait, descendant jusqu’à la rivière. Il se rappelait sa mère Anna Mikhaïlovna, grande et belle, au teint éblouissant, à l’énorme tresse et aux sourcils noirs. Elle était occupée dans la maison du maître, où elle habitait une aile avec ses deux fils. Pendant l’enfance de Vassili, le comte résidait rarement dans la grande maison ; les enfants ne le voyaient qu’à l’église, ou lorsqu’il passait, se rendant à la promenade ou chez les voisins. Les allées ombreuses du jardin, les élégants pavillons, les parterres et le labyrinthe de peupliers d’Italie où les garçons, en l’absence du comte, se cachaient et jouaient avec d’autres enfants d’employés, tout cela, dans le souvenir de Pérovsky, se confondait avec les larmes de sa mère quand elle embrassait ses fils en disant :
— Mes faucons ! mes petits faucons ! que deviendrez-vous ? quel sera votre sort ?...
Un incident surtout lui était resté présent. Au retour d’un pèlerinage que sa mère avait fait avec ses enfants, le comte arriva de Saint-Pétersbourg, où disait-on, il occupait un poste éminent : il venait se reposer à Potchepp pendant l’été. Le lendemain de son installation au château, il fit venir Anna Mikhaïlovna et ses enfants. Tous trois furent introduits dans le cabinet du comte. Celui-ci, en robe de chambre de velours violet, les cheveux poudrés, était assis à son bureau.
— Bravo ! dit-il quand les deux gamins eurent achevé de lui réciter de leur mieux l’ode de Dierjavine, de beaux garçons, ma foi ! et il les embrassa.
Tout en arrangeant sa cravate et les dentelles de ses manchettes, il donna à chacun d’eux une bourse pleine d’or :
— C’est pour des noisettes, leur dit-il, en souvenir de votre défunt père qui a été pour moi un ami, un serviteur fidèle. Je lui ai donné ma parole de veiller sur ses orphelins ; il s’agit maintenant de commencer vos études : vous irez à Moscou.
Les enfants regardaient curieusement le cabinet orné de tableaux précieux, de statues, de trophées de chasse. Leur mère, qui se tenait sur le seuil, essuyait des larmes de joie. Son fils aîné partit le premier ; un peu plus tard, Vassili le suivit. On lui donna un précepteur étranger, puis on le plaça dans un pensionnat et plus tard à l’université.
À l’âge de huit ans, Vassili apprit à Potchepp, d’un écrivain de village, ivrogne de profession, jadis séminariste, que le comte était son père, mais qu’il ne l’avouait pas par orgueil, car il demeurait auprès de l’empereur à Saint-Pétersbourg, où il était ministre.
— Est-il défendu aux ministres d’avoir des enfants ? demanda Vassili surpris.
— Tu n’es qu’une bûche, et rien de plus. Certainement, cela leur est défendu, déclara le savant de village.
Vassili rapporta cette conversation à sa mère. Celle-ci lui dit que si jamais le comte apprenait qu’on jasait sur leur parenté avec lui, il en serait très irrité et les priverait tous de ses bontés. Dès lors Pérovsky, quand ses camarades le questionnaient sur son père, leur répondait :
— Je suis orphelin de naissance ; mon père, petit propriétaire de l’Ukraine, a été intendant dans la maison d’un comte...
Après avoir passé ses derniers examens à l’université, il écrivit à sa mère une lettre débordante de bonheur. Il ne l’avait pas vue depuis sept ans, il lui annonçait son arrivée, pressé qu’il était de la retrouver, de revoir le pays, la chère maison, et de jouir enfin de la liberté. À ce moment, il vit entrer chez lui un vieil employé, à lui inconnu, un sourire mielleux sur les lèvres, une loupe sur la tête. Cet homme l’ayant félicité de la part du comte, lui annonça que grâce à son généreux bienfaiteur, il venait d’être inscrit à l’état-major, et que, pour ne pas perdre son rang d’inscription, il était bon qu’il se préparât à partir pour Saint-Pétersbourg. Il lui remit en même temps la somme nécessaire à son équipement, et lui demanda quand il pensait se mettre en route.
— Dans huit jours, répondit Vassili, après un instant de réflexion.
Ilia Trapinine, avec toutes ses instances, ne parvint pas à le retenir au-delà du terme fixé. Vassili brûlait d’impatience d’arriver à Saint-Pétersbourg et de voir son père.
« Nul doute, se disait-il, que le comte ne me reconnaisse enfin. Je ne suis plus le petit villageois de Potchepp : me voilà officier. S’il ne me donne pas encore son nom et son titre, — je n’y songe même pas, — ne me donnera-t-il pas, entre quatre yeux, le nom de fils ?... J’aurai un père... et quel père !... Tout le monde vante ses qualités, son amour pour les sciences et les arts, sa loyauté, son esprit. Je vivrai chez lui, je verrai tous les jours de près ce grand homme d’état, il me permettra de l’appeler mon père !... »
L’attente de Vassili devait être trompée. Le comte évitait visiblement tout ce qui aurait pu trahir leurs liens de famille ; il jugea inopportun de loger son fils chez lui. Le même vieillard, qui se trouva être un employé de la chancellerie privée du comte, vint trouver Vassili à l’hôtel, le lendemain de l’entrevue du fils et du père, alors que Vassili se croyait à l’apogée du bonheur. Il lui demanda avec intérêt où il comptait se loger, s’il était content de son service et de ses chefs, et s’il n’avait besoin de rien ; mais il lui fit comprendre en même temps que son avenir dépendait absolument de deux choses : sa discrétion et son silence.
Vassili, le cœur serré, déclara qu’il s’inclinait devant la volonté du comte.
Un jeune cousin d’Ilia Trapinine, que Pérovsky avait rencontré à Moscou chez son ami, Dmitry Nicolaiévitch Oussoff, venait d’être nommé, comme Vassili, officier d’état-major. Il arriva à Saint-Pétersbourg avec une lettre d’Ilia. Vassili prit en grande amitié le nouveau venu. Ils ne se séparaient presque plus. Lorsque plus tard, à Moscou, au bal des Niélédinsky, il rencontra Aurore et confia à son nouvel ami le sentiment qui remplissait son cœur. Mitia pâlit, rougit, et dit en lui serrant fortement la main :
— Écoute, Pérovsky : depuis le mariage d’Ilia avec la sœur d’Aurore, — il y a un an, — je n’ai pensé qu’à elle. Aujourd’hui, après t’avoir entendu, je te cède ce trésor...
— Pourquoi prendre les choses si fort au sérieux ? dit Vassili surpris et un peu embarrassé. Qu’est-ce qu’une rencontre de bal ? N’en fait-on pas tous les jours ?
— Tu verras ! tu verras ! Souviens-toi seulement de mes paroles, répondit Mitia. Je le sens, j’en suis sûr, Aurore sera à toi...
Il ne s’était point trompé : Pérovsky partait pour la guerre l’heureux fiancé d’Aurore.
À Mojaïsk, Vassili prit la poste, se dirigeant vers le quartier-général de l’armée de Vilna. Arrivé au relais, il remit sa feuille de route au maître de poste et demanda des chevaux, au plus vite. L’homme sortit pour donner des ordres, et rentra aussitôt :
— Les chevaux seront prêts tout à l’heure, dit-il ; seulement, — il avait l’air troublé, — des voyageurs qui viennent d’arriver demandent à vous parler.
— Où sont-ils ?
Le maître de poste lui montra la salle des voyageurs. Un individu maigre et pâle vint à sa rencontre. Il portait un dolman noir à boutons d’argent. Vassili recula d’un pas : il venait de reconnaître Gérambeau. Derrière lui se tenaient deux hommes, l’un âgé, l’autre un adolescent, vêtu au dernier goût du jour.
— Vous êtes surpris, dit Gérambeau en français, et je ne le suis pas moins que vous, de cette rencontre inattendue. Je me rendais avec ces messieurs dans la terre de l’un d’eux, mais puisque vous voilà...
— Que me voulez-vous ? demanda Pérovsky d’un ton sec.
— Monsieur Pérovsky, continua Gérambeau d’une voix hésitante, vous comprenez... nous marchons tous deux vers le même but, but honorable...
— Pour ce qui regarde l’honneur, laissez-moi le soin d’en juger.
— Vous aviez plus de chances, j’étais prêt à me retirer, je me suis retiré même...
— Enfin ! enfin ! s’écria Pérovsky perdant patience.
Gérambeau se tut un instant ; ses lèvres tremblaient... Ses compagnons le regardaient en silence.
— Comprenez-moi, M. Pérovsky, dit-il ; il y a deux jours de cela, je vous ai vu à l’aube avec une dame ; elle n’est pas encore à vous, et vous la poursuivez, vous vous promenez avec elle...
— Je ne me doutais pas que l’espionnage...
— Que voulez-vous dire ? Je... j’exige...
Vassili le toisa du regard.
— Une satisfaction ? demanda-t-il, un duel ?
— Précisément !
— Où ? Ici ?...
— Ici même, et sans quartier.
— Mais, n’oubliez-vous pas que nous avons la guerre ! Et, d’ailleurs, je n’ai pas de témoins.
— Eh bien ! l’un de ces messieurs ; et Gérambeau désigna le jeune homme...
— On n’adresse pas de pareilles demandes à des inconnus, répliqua Vassili. Enfin, apprenez-le, elle est ma fiancée...
Gérambeau éclata de rire, Vassili s’élança sur lui... Au même instant la porte s’ouvrit. Deux voyageurs entrèrent, un officier d’infanterie et un médecin militaire, Mirtoff, qui avait connu Vassili à Saint-Pétersbourg. Eux aussi se rendaient au premier corps. Prévenus par le maître de poste, ils se hâtaient d’intervenir dans la querelle et d’y mettre fin. Vassili donna sa carte à Gérambeau, salua et sortit.
Le docteur Mirtoff, beau, gros, et toujours gai, sermonnait Pérovsky.
— Quelle idée aviez-vous donc de gaspiller vos forces et votre temps pour ce squelette ambulant ? N’avons-nous pas assez d’ennemis vivants devant nous ? disait-il.
Vassili lui serra la main, et monta dans sa kibitka.
— N’oubliez pas, après la guerre... lui cria du perron Gérambeau encore bouillant.
— À vos ordres, répondit Pérovsky.
La charrette s’ébranla ; au son de sa clochette, Vassili songeait à son départ de Moscou, à ses adieux à Aurore. « Et celui-là donc, qui s’est mis en tête de me faire peur... de me l’enlever ! Ah ! personne ne me la prendra ! »
Parvenu au quartier-général du premier corps d’armée, Pérovsky s’empressa d’annoncer son arrivée à Aurore. « Tout le monde, disait-il, croit la guerre inévitable, les troupes marchent, sans qu’on sache encore rien de précis. »
Moscou, pendant ce temps, commençait à s’agiter. Les journaux étrangers, les Bouches de l’Elbe et le Courrier de Hambourg, apportaient des nouvelles alarmantes. La guerre était là. On disait que le tsar avait quitté brusquement Saint-Pétersbourg, et se trouvait depuis plus d’un mois à Vilna. Mais tous ces racontars étaient incertains.
Après le rappel des officiers en congé, on apprit que le comte Rostopchine avait reçu un courrier porteur d’importantes dépêches. On en parla d’abord tout bas, puis on en vint à dire ouvertement que Napoléon, sans déclarer la guerre, était entré depuis quelques jours sur le territoire russe avec des forces énormes, et s’était emparé de Vilna sans la moindre résistance.
Le 6 juillet, un autre courrier apporta à Rostopchine la proclamation que le tsar adressait à Moscou, et l’ordre de mobilisation de la milice. En même temps, on apprenait le serment prononcé par Alexandre, de ne point remettre l’épée dans le fourreau tant qu’un soldat ennemi aurait le pied sur le sol russe. On répétait aussi les paroles qu’il avait dites, une année auparavant, en parlant de Napoléon : « Il n’y a pas place pour nous deux en Europe. »
Le 16, le tsar arrivait à Moscou, qui l’accueillit avec transport. Au bout de deux jours, après avoir reçu la noblesse et les députations des marchands, il repartait pour Saint-Pétersbourg, d’où l’on expédiait, disait-on, les archives et le trésor à Iéroslaw...
La plus grande effervescence régnait à Moscou. On parlait d’organiser une défense nationale. La milice s’exerçait. Les plus grands seigneurs, les comtes Mamonoff et Soltikoff, déclarèrent qu’ils équipaient à leurs frais deux régiments de cavalerie. Les boulevards de Twer et Nikitsky fourmillaient de curieux, se transmettant les nouvelles. Les femmes admiraient les brillants uniformes, tout battant neufs, des cosaques de Mamonoff. La victoire de Kliastitza, remportée à la fin de juillet par Wittgenstein, fit éclater une immense allégresse. Les officiers de la garde et de l’armée, autrefois l’orgueil des bals de Moscou, aujourd’hui porteurs de dépêches, parcouraient la ville, entrant dans les confiseries grecques et suisses, où l’on échangeait à voix basse les nouvelles des journaux étrangers. Tout le monde attendait la victoire décisive.
Le temps passait et, le 12 août, les Moscovites apprirent avec épouvante que l’armée avait abandonné Smolensk. La route était ouverte aux Français. On discutait le désaccord survenu entre les deux commandants en chef de l’armée, Bagration et Barclay de Tolly. L’opinion publique attribuait à ce désaccord le fait que les troupes russes n’étaient jamais là pour repousser les attaques des Français. Les beaux esprits chantonnaient certains couplets composés autrefois :
Vive l’état militaire,
Qui promet à nos souhaits
La retraite en temps de guerre,
La revue en temps de paix !
Barclay de Tolly, prudent et lent, qui par ses mouvements de recul attirait Napoléon au fond d’un pays hostile, était tenu pour traître ; on défigurait son nom avec mépris, on l’appelait Boltaï da i tolko (bavarde et rien de plus). Dans le nom de son rival, Bagration, on découvrait le vrai chef et le futur sauveur de la Russie : Bog, Dieu, rati, de l’armée, one, lui.
Mais c’est le prince Koutouzoff, le vainqueur des Turcs, qui fut appelé au commandement en chef. L’empereur, cependant, ne l’aimait pas, et quelques initiés prétendaient qu’il avait dit à cette occasion : « La nation l’a voulu ; j’y ai consenti, mais je m’en lave les mains. » Lorsque, d’après l’Apocalypse, on transforma le nom de Napoléon en celui d’Apollyon, l’ange de l’abîme, quelqu’un découvrit, toujours dans, l’Apocalypse, que l’antechrist serait terrassé par la main de l’archange Michel. Or, Koutouzoff portait le nom de l’archange. Comment ne se serait-on pas attendu à l’extermination prochaine de Napoléon et de ses armées ?
Cependant Moscou voyait arriver les blessés de Smolensk ; son enceinte se dépeuplait ; les dames pour lesquelles, au dire de Rostopchine, le Pont-des-Maréchaux était la patrie et Paris le royaume des cieux, les dames s’enthousiasmaient pour la cause nationale, et demandaient aux militaires si le dernier combat n’aurait pas bientôt lieu.
Depuis cent années, aucun ennemi du dehors n’avait foulé le sol russe ; aussi les vieux Moscovites s’indignaient-ils en pensant qu’à la mi-juin quasi personne ne croyait à la possibilité de la guerre, tandis qu’en juillet la Russie était envahie.
Une partie du grand monde continuait encore à se montrer dans les bals et au théâtre ; d’autres visitaient assidûment les couvents et les églises. On faisait des bandages et de la charpie, on écoutait des récits de morts et de blessures, surtout on prenait ses mesures en vue de quitter Moscou...
Il n’était plus question de la grandeur sublime de Napoléon ; on récitait, au contraire, les vers des royalistes français :
Ô roi, tu cherches la justice !
ou les ïambes patriotiques russes :
Arrogant Caulaincourt, vassal du mauvais Corse !
Enfin le tsar, une fois décidé à ne pas poser les armes tant qu’un soldat étranger serait sur le sol de la patrie, n’était plus traité d’idéaliste et de rêveur.
— Vous verrez, disait de lui Rostopchine qui était au su de chacun, en correspondance intime avec le tsar, vous verrez que dans ce bouleversement universel, au milieu des malheurs de la Russie, le bandeau tombera de ses yeux : il a commence par La Harpe et finira par Aractchéeff ; il rassemble déjà, d’une main plus ferme, les rênes flottantes du char de l’état...
Deux mois s’écoulèrent. Aurore écrivait souvent à Vassili qui, de son côté, lui racontait les marches, les lieux qu’il traversait, lui parlait de Barclay, lui faisait des récits enthousiastes de la jonction des deux armées russes, et du glorieux combat, — quoique non réussi, — de Smolensk. Elle savait le reste par son beau-frère. Ilia Trapinine, en effet, grâce aux relations, de la vieille princesse, avait journellement accès au club du commandant en chef de Moscou : c’est ainsi qu’on appelait alors les réunions du matin chez le comte de Rostopchine.
Ce qui inquiétait Ilia et la famille de la princesse, c’était l’absence de nouvelles de Mitia Oussoff. Était-ce paresse de sa part, ou bien ses lettres se perdaient-elles dans le désordre des camps ? Bref, on ne savait rien de lui.
— Qui sait s’il n’est pas tombé amoureux de quelque belle Polonaise ? disait la princesse à ses petites-filles et à Ilia pour les tranquilliser.
Le temps marchait. Aurore transmettait à Vassili les nouvelles de Moscou, l’émotion générale, l’arrestation et le renvoi des suspects qui étaient surtout des étrangers, les proclamations de Rostopchine, le transfert des archives, des reliques et des trésors des églises ; elle lui parlait du départ de leurs connaissances : « Les plus prudents s’en vont dans leurs propriétés les plus éloignées, d’autres lambinent, disait-elle, croyant aveuglément à Rostopchine qui plaisante les partants, jurant à qui veut l’entendre que le scélérat n’entrera jamais à Moscou. Mais le peuple, lui, flaire le malheur, il s’agite ; le vieux valet de chambre de la princesse, Vlass Sissoiévitch, et la ménagère Mérimiasha, répètent depuis longtemps : « On finira par nous faire tomber tous dans la nasse. »
Grâce à l’activité de son beau-frère, Aurore réussit à envoyer la plus grande partie de ses lettres à Pérovsky par les courriers partant pour les deux armées qui se repliaient incessamment sur Moscou.
Vers la mi-août, au moment où les troupes russes rétrogradaient vers Viazma, Vassili reçut une lettre d’Aurore.
« Depuis plusieurs jours, disait-elle, je ne suis pas arrivée à prendre la plume pour t’écrire, et pourtant j’ai une grande nouvelle à t’annoncer : grand’mère s’est enfin décidée à faire emballer. Le remue-ménage dans la maison, des caves au grenier, est inimaginable. Aujourd’hui cependant nous commençons à respirer.
« Loin de toi, qui es la joie de ma vie, il n’y avait plus que la musique qui me fût une consolation. Je jouais et chantais dans une chambre en haut, tu sais, celle dont les fenêtres donnent sur le jardin. Il va falloir dire adieu à ces choses, aux airs que nous chantions ensemble... Bientôt aussi je quitterai ma chère chambrette, mon paradis, où j’ai tant pensé à toi. J’ai fait mes dévotions à l’église de Saint-Ermile : comme j’ai prié pour vous tous !...
« Un certain Figuner, ennemi juré de Napoléon, s’est présenté dernièrement chez Rostopchine, avec un projet qui permettrait, disait-il, de terminer la guerre du coup, en un jour. Le comte lui a conseillé de soumettre son plan au grand état-major.
« Notre maison est entourée d’une masse de chariots ; on les remplit tous. Chacun quitte Moscou, c’est la fuite hors d’Égypte. Les premiers à disparaître ont été les « petits-maîtres, » les civils qu’aucun service ne retenait. D’après les rapports des corps-de-garde, aux barrières, plus de quinze cents voitures de maîtres ont quitté Moscou en un seul jour... Les chevaux de louage sont hors de prix : notre voisin Toutolmine a payé trois cents roubles pour une troïka qui ne le conduira qu’à cinquante verstes d’ici. Les Arkharoff sont partis pour le gouvernement de Tamboff, les Apraxine pour celui d’Orel, les Tolstoï pour Simbirsk. Les pauvres petites élèves des instituts ont été emmenées en charrettes à Kazan. On dit Iéroslaw et Tamboff tellement remplis de fuyards qu’on ne peut plus trouver à s’y loger. Je t’ai déjà écrit qu’Ilia a expédié, au commencement du carême, Xénia et l’enfant dans la terre de grand’maman, au gouvernement de Tamboff...
« On prétend que, même aux environs de Moscou, il y aura du danger : les paysans s’agitent et, au lieu de garder le bien de leurs maîtres, se partagent ce qu’ils peuvent et s’enfuient dans les bois. Dernièrement, une bande de paysans ivres a rencontré la voiture qui emmenait de Moscou Fanny Strelnikoff avec ses mioches (te souviens-tu de ces enfants que tu admirais sur le boulevard ?) ; la voiture fut entourée ; on menaçait, on criait : « Où allez-vous, seigneurs ? est-ce que vous auriez des ennuis ? Moscou ne vous plaît-il donc plus ? Voyons, sortez de vos carrosses, il faut que vous deveniez aussi des travailleurs comme nous autres... » N’est-ce pas que c’est horrible ? S’il ne s’était pas trouvé là les plantons d’un colonel blessé qui leur ordonna de disperser cette horde de sauvages, Dieu sait comment la chose aurait fini. J’ai raconté l’affaire à grand’maman, avec ménagements, cela va sans dire. Elle a été d’abord très effrayée, puis a fait chanter un Te Deum de voyage et a aussitôt donné des ordres pour qu’on préparât la dormeuse, mais, depuis, elle a remis encore notre départ, persuadée que les bruits d’approche de l’ennemi sont absurdes ; elle répète toujours la même phrase sur ce que nous reculons au lieu d’avancer : — C’est pour mieux sauter, dit-elle. — Elle ne change en rien sa manière de vivre. Dernièrement, je lui ai lu une brochure de Mme de Staël. Tu sais que cette dernière est arrivée à Moscou, où on ne s’attendait guère à la voir.
Pendant toute une soirée qu’elle a passée chez nous, elle a parlé avec tant d’esprit et de feu que, malgré le mal de tête que j’avais et que ses éclats de voix augmentaient encore, je n’ai pu me résoudre à quitter le salon. Elle est enchantée de la Russie ; elle nous compare aux œuvres de Shakespeare dans lesquelles, dit-elle, tout ce qui n’est pas erreur est sublime, et tout ce qui n’est pas sublime est erreur.
« Les boulevards sont déserts, il n’y a de plein que les auberges. La semaine dernière, au restaurant Tardini, deux civils furent souffletés par des marchands parce qu’ils parlaient français. Un autre, pris de vin, fut maltraité parce qu’il s’était écrié, en parlant du renvoi par Rostopchine du directeur des postes : « C’est ça, un général qui envoie en exil un autre général ! en voilà des affaires ! » Apprenant cela, grand’mère s’est couchée dans son oratoire et a pris de l’eau des carmes ; et lorsque je lui ai fait observer que, grâce à ce monstre de Napoléon, notre position deviendrait désespérée, elle m’a répondu : « Écoute-moi, Aurore ; je connais Bonaparte je lui ai même parlé ; je le répète : c’est l’homme du destin, voilà sa vraie définition, un grand génie et non pas un spoliateur et un brigand, comme veulent bien le dire ton idole, cette bavarde de Staël et les proclamations de Rostopchine, quoique Rostopchine et Mme de Staël ne soient pas les premiers venus, j’en conviens ; mais ce n’est pas pour faire du mal que Napoléon, à l’apogée de sa gloire, amène ici la moitié de l’Europe, à moi, pauvre vieille femme sans défense, et qui plus est, l’une de ses connaissances. Koutouzoff aussi ne le permettrait pas... Du reste, je suis malade, ajouta-t-elle, ne le vois-tu pas ? Karl Ivanovitch vient de me prescrire un nouveau remède... Il faut attendre qu’il ait agi : que deviendrais-je à la campagne ? qui me soignerait dans ce désert ? Jamais je n’arriverai vivante aussi loin !... »
« Tu vois, mon bien-aimé, que nous ne bougeons pas encore. Nous prions, nous parfilons, nous vous suivons en pensée. Encore un mot : si j’apprends que ton corps d’armée avance aussi vers Moscou, je crois que, sans demander de permission, je me précipiterai à cheval à ta rencontre, et s’il le faut, nous mourrons ensemble pour la sainte Russie... Adieu... adieu... À quand donc l’heure du revoir ? Ménage-toi ! soigne-toi pour la patrie, et pour Aurore qui t’aime !... »
La veille de l’Assomption, la ménagère Mérimiasha et le vieux valet de chambre Vlass causaient ensemble au fond de la grande cour, vers le garde-meuble.
— Nous voici sous le courroux de Dieu, disait Vlass en regardant par la porte que tenait à demi fermée la ménagère ; on passe sa vie à servir, et voilà que tout d’un coup, tout ce qu’on avait amassé risque de s’en aller à vau-l’eau...
— Où donc te cachais-tu ?
— Mais j’étais comme toujours dans l’antichambre. Je n’ai pas encore emballé la livrée rouge à galons, ni la pelisse de sortie, rien...
— Serpent que tu es ! pourvu que tu puisses bourrer ton nez de tabac, tu es content. Attends un peu ! je parlerai à la princesse : elle ôtera son soulier de son petit pied et te soufflettera avec ! Cela te plairait-il ?...
Dans la remise, deux maçons travaillaient depuis la veille ; ils élevaient secrètement, sous la surveillance de Karpp, le portier, un mur du sol au plafond. C’est derrière ce mur que Mérimiasha, avec l’aide de gens sûrs, transportait depuis le matin les objets qu’on n’avait pu charger sur les charrettes.
— Mérimiasha Dmitrievna, ne me refusez pas, suppliait Vlass en tournant dans ses mains un gros paquet.
— Mais enfin, que veux-tu ?
— J’avais préparé ceci pour ma mort, une redingote en mi-coton, une paire de bottes neuves, un gilet et du linge, enfin tout ce qu’il faut...
— Voilà encore ! Bon ! Tu veux que je mette tes guenilles par-dessus le trousseau de mademoiselle... Crois-tu qu’on l’ait préparé pour cela ?
— Mais si ces démons arrivent, ils pilleront tout... Laissez-moi donc mourir en chrétien !
— Ah ! vous êtes bien toujours les mêmes ! À mon avis, il n’y a qu’une chose à faire, brûler ce qu’on ne peut pas emporter, afin de ne rien laisser à ces maudits. Enfin, vieux renard, donne tes nippes !
Et la ménagère lança le paquet aux maçons.
— Et le mien aussi, Mérimiashoushka, notre lumière ! bredouillait Ermile l’octogénaire, qui vivait avec la valetaille et ne quittait plus le poêle depuis des années.
— Et les nôtres aussi, s’écrièrent les premières femmes de chambre, Douniasha, Stesha et Lousha, qui accouraient suivies de Varlashka, un négrillon baptisé qui faisait partie du service personnel de la princesse.
— En voilà des gens ! Encore d’autres ! Bon ! où voulez-vous que je mette tout cela ? Enfin, donnez : il n’y a rien à faire avec vous, criait Mérimiasha qui, elle, avait depuis longtemps mis ses richesses à l’abri ; posez vous-mêmes vos paquets, et plus vite !... Et vous, les amis, disait-elle aux maçons, murez-moi ça de façon qu’on ne s’aperçoive pas que le mur est neuf : nous mettrons devant des sacs d’avoine, du foin, de la paille...
Cette cachette ne suffisant pas à Mérimiasha, elle fit creuser au jardin, derrière la cave aux légumes, un énorme trou. Le portier, long et voûté, très pâle, apporta dans la nuit, aidé du jardinier, une quantité de choses appartenant aux maîtres et aux serviteurs. On recouvrit le trou avec des planches, habilement dissimulées sous de la terre et du gazon. Le jardinier reçut l’ordre d’arroser l’herbe afin qu’elle ne séchât pas.
La dernière lettre de Pérovsky à Aurore était datée du 20 août : il l’avait écrite au bivouac, sous les murs du couvent de Kolotzky, et elle avait été apportée par un aide de camp de Koutouzoff, venu à Moscou pour presser l’envoi de chirurgiens sur le théâtre de la guerre. Vassili disait que l’armée avait enfin reçu l’ordre de prendre position devant Mojaïsk, ce qui faisait grand plaisir aux troupes, car on allait sans doute livrer une bataille décisive. « Prépare-toi, cependant, à recevoir une triste nouvelle qui m’a bien ému : le pauvre Mitia a été grièvement blessé à la jambe, d’un éclat d’obus, dans l’affaire qui a eu lieu près de l’Osma : il doit avoir été envoyé avec un chirurgien à Moscou, dans la calèche du prince Tiénisheff, blessé lui aussi. Préviens Ilia et allez à sa rencontre après avoir fait avertir Karl Ivanovitch, à moins qu’on ne vous l’ait enlevé avec les autres médecins... Âme de mon âme, ma joie, nous reverrons-nous ? Le reverrons-nous encore dans ce monde, notre Mitia ? Ce garçon si jeune, si fort, on ne peut y penser... Voilà que ça commence : que Dieu te garde ! qu’il nous garde tous ! »
Ces lignes ne trouvèrent plus Aurore à Moscou ; elle était partie pour Lioubanovo avec Ilia. Le négrillon Varlashka présenta la lettre à la princesse sur un plateau d’argent.
— Sainte mère de Dieu ! Les Français sont à Mojaïsk, s’écria Anna Arcadievna en parcourant la lettre qui tomba de ses mains ainsi que ses lunettes, et elle, la folle, elle est à deux pas de l’ennemi, à Lioubavono ! Et Mitinka blessé !... Mérimiasha ! Vlass ! où sont mes lunettes ? Appelez les cochers ! Dépêchez-vous ! sauvez, sauvez mademoiselle ! Ils la feront prisonnière !...
Quelques jours après l’Assomption, Iéfimovna, la bonne, avec sa petite-fille Fénia, était assise sur le perron de la maison des Oussoff, à Novossëlovka. Le staroste Klimm et quelques paysans, vieux et jeunes, se tenaient aussi là, assis sur les degrés ; on parlait des bruits alarmants qui couraient le pays, des batailles qui avaient eu lieu, de l’arrivée possible de l’ennemi à Novossëlovka : un homme, venu ce même jour de Viazma, disait qu’on y entendait distinctement la canonnade.
— Le vieux seigneur est au delà du Volga... Que faire en son absence ? se demandaient les paysans. Comment sauver son bien et le nôtre ?
— Où se cacher ? dit quelqu’un. Les paysans de Tatarinoff se sont réfugiés dans la forêt, et là même on les a dépouillés...
— Il faut attendre... Il ne faut rien faire sans les autorités !
Ce jour-là, Iéfimovna avait caché dans les greniers et le garde-meuble tout ce qui avait le plus de valeur. Une partie des effets, qu’elle n’avait pas eu le temps de mettre à l’abri, gisaient sur l’herbe.
— Écoute, baboushka[6] Iéfimovna, dit un petit moujik nommé Korney, à la tête chauve, l’air chétif, mais très vif, et qui toussa avant de continuer, tu ne t’offenseras pas si je parle...
Ce Korney avait vu du pays, étant allé non seulement à Moscou et à Kazan, mais jusqu’à Saint-Pétersbourg.
— Parle, dit la vieille bonne d’un air important, du moins si ce que tu as à dire en vaut la peine.
— On assure, reprit Korney, que ce Bonaparte n’est Bonaparte que de nom, qu’il est un fils secret de feu l’impératrice Catherine, qui lui a légué en mourant la moitié de l’empire, et qu’il est venu reconnaître notre souverain pour son frère Paul, c’est-à-dire le père de l’empereur.
— Ne radote donc pas, dit sévèrement Klimm en caressant sa longue barbe tout en jetant à Iéfimovna un regard d’intelligence...
— Pourquoi l’a-t-on lâché ? dit Iéfimovna inquiète.
— Rends-moi la moitié de mon empire, continuait le narrateur, l’autre te restera : je donnerai la terre aux paysans avec tout ce que possèdent les seigneurs ; ainsi nous ne serions plus les sujets du tsar, mais ceux de Bonaparte... Voilà ce qu’on dit.
— Karnioushka, je te préviens que tu auras ton affaire quand viendra l’ispravnik. Je lui dirai ce que tu racontes, fit Iéfimovna en se levant et se drapant majestueusement dans son châle. Il arrivera sans qu’on l’attende et criera : « Où sont les sujets de Bonaparte ? Qu’on me les amène ! » Et tu seras amené le beau premier, et tu répondras...
Les paysans se grattaient l’oreille. On entendait des soupirs et des tapotements de laptys[7] usés sur les marches du perron.
— Attends, attends, l’oncle, dit une voix ; baboushka, écoute un peu : on entend rouler, c’est quelque chose qui vient du côté du moulin, on dirait une voiture...
Tout le monde écoutait en silence. Le roulement devint plus distinct : plus de doute, un équipage approchait.
— Fénia ! vite, une chandelle ! cria Iéfimovna en se précipitant dans la maison. Klimm Potapovitch, ouvre la grille... C’est ça, c’est notre ispravnik !... c’est une charrette... non, c’est sa carriole...
Lorsque Iéfimovna et Fénia revinrent sur le perron, une charrette à capote, couverte de poussière, était arrêtée à la porte ; les paysans, tête nue, gardant un silence respectueux, entouraient un jeune homme très pâle, étendu immobile sur de la paille. Klimm baisait en pleurant une main qui pendait hors du char. Iéfimovna approcha la chandelle de la figure du nouvel arrivé, poussa un cri et faillit tomber.
— Mitinka, mon enfant !
— Tu m’as reconnu, ma pauvre bonne, dit une voix faible comme celle d’un enfant ; me voici arrivé, me voici à la maison, Dieu en soit béni ! Combien j’ai craint de ne pouvoir venir jusqu’ici ! Un peu d’eau ! du thé ! la soif me brûle...
Les paysans, après s’être concertés à voix basse avec Klimm, transportèrent avec mille précautions le blessé dans la maison. Celui qui se donna le plus de peine, qui s’agita plus que personne pour le jeune maître, fut précisément Korney le chauve, celui qui venait de parler de Bonaparte.
— Voilà donc notre Dmitry Nicolaiévitch ! On dirait qu’il a été crucifié, disaient les paysans en s’essuyant les yeux.
— Nous avions deux blessés, dit l’aide-chirurgien à Klimm, le lieutenant-colonel prince Tiénisheff et votre maître ; nous étions d’abord dans la calèche du prince...
— Où donc est le prince ? demanda Klimm.
— Nous l’avons laissé à Gjatsk... Il est mort... Votre maître ne sait rien encore, il croit que nous l’avons mis à l’hôpital. La calèche s’étant cassée, nous avons eu beaucoup de peine à décider ce voiturier à nous amener jusqu’ici.
— Notre ange restera-t-il en vie ? demanda en hésitant Iéfimovna... Si jeune, si beau, l’enfant que j’ai soigné ! Ah ! quel malheur, et pourquoi m’avoir ainsi abîmé cet enfant ?...
— Il vivra, répondit le chirurgien inquiet et regardant de côté avec ses yeux rougis par la poussière et l’insomnie. La blessure est mauvaise, mais Dieu nous viendra en aide... Pourvu que nous arrivions à Moscou ! Là, il y a des hôpitaux, des médecins.
Iéfimovna leva les yeux vers l’image suspendue dans l’angle de la chambre, fit le signe de la croix, retroussa ses manches et aidée de quelques femmes, se mit à l’ouvrage.
Les chambres furent éclairées ; le samovar chantait dans la salle à manger. Iéfimovna tira du garde-meuble un lit de plume et dressa sur la couche de la défunte dame une montagne de coussins. On transporta le tout au salon qu’elle aéra avec soin et parfuma de smolka [8] ; puis on y apporta et coucha Mitia.
L’aide-chirurgien lava l’affreuse plaie béante, la pansa, et mit au blessé du linge qui embaumait la tanésie et la menthe. Pendant ces préparatifs, Mitia était en fièvre ; un léger délire s’empara même de lui, mais après avoir bu avidement deux tasses de thé parfumé, mélangées d’un peu de ses confitures préférées à l’épine-vinette, que sa grosse bonne lui apporta tout essoufflée, les yeux du jeune homme brillèrent et un sourire de bien-être éclaira son visage.
Il fit signe à toute l’assistance de s’éloigner, à l’exception de sa vieille bonne.
— Ah ! dit-il en saisissant sa main calleuse qu’il baisa, la smolka, la tanésie, l’épine-vinette, je me retrouve encore dans mon nid... Mon Dieu, comme je craignais ! et comme je suis heureux !... Je vivrai, je vivrai... Mais où donc est-il ? où est Vassili Pérovsky ?
— À la guerre, lui aussi, d’où tu reviens, dit Iéfimovna contemplant toujours son enfant bien-aimé. Depuis deux mois que vous êtes partis, nous ne savons rien de vous... Que la sainte mère de Dieu vous protège.
— Comment ? Deux mois ! mais il me semble que c’était hier...
Il ferma les yeux, gardant quelque temps le silence.
— Donne-moi encore du thé, ma chère bonne... Et nos projets pour l’automne avec Pérovsky, quand nous comptions vivre ici, si heureux, continua-t-il regardant autour de lui. C’est le lit de maman... Comme tu as tout bien arrangé !... Où est papa ? Je ne le verrai plus... Où est Ilia ? Où est Aurore, la fiancée de Pérovsky ?...
— Le seigneur est à Saratoff et Ilia Borissovitch à Moscou ; on disait qu’il viendrait à Lioubanovo, et qu’Aurore Valerianovna viendrait avec lui...
— Bonne chérie, envoie tout de suite quelqu’un, ce n’est pas loin ! Ah ! si je pouvais la voir !... Mon père est absent... Je lui aurais demandé sa bénédiction !... Cela soulage... Et puis, elle est si pieuse, si bonne !... Il faut que je te dise... que je t’avoue... je l’aimais depuis longtemps, bien avant que Pérovsky l’aimât.
— Que dis-tu ? que dis-tu, mon enfant ? Que Dieu te protège ! Voilà une affaire ! s’écria Iéfimovna en se signant... Pour ce qui est d’envoyer à Lioubanovo, c’est facile...
Elle sortit en s’essuyant les yeux, et fit appeler Froll qui monta à cheval et partit.
— Prends garde aux ravins ! lui criait Korney ; il fait sombre et le cheval est aux maîtres.
Mitia s’endormit doucement. Iéfimovna passa la nuit à son chevet, sans fermer les yeux. À l’aube le blessé s’agita.
— Que veux-tu, Mitinka ? Es-tu mal couché ?
— À la batterie !... Vise mieux... On vient... disait Mitia dans son délire. Les vois-tu, avec ces queues de cheval sur leurs casques ?...
La bonne lui toucha le front, il était brûlant. Après les batailles, il vit une soirée de printemps ; il galopait à côté d’Aurore, il cherchait à embrasser la jeune fille, qui toujours lui échappait : « Aurore, Aurore, c’est moi, regarde-moi ! » murmurait-il... Iéfimovna effrayée alla réveiller l’aide-chirurgien qui dormait dans la chambre à côté.
— Que lui arrive-t-il ? demandait la pauvre femme en regardant cette figure qui se marbrait de taches pourpres.
Le chirurgien s’approcha du malade sur la pointe du pied, le regarda, fit un geste, puis dit :
— Ce n’est rien, laissez-le, je resterai et le veillerai...
Tranquillisée, Iéfimovna fit un signe de croix sur la tête de Dmitry et sortit.
Le jour parut, Kroll revint de Lioubanovo. On y attendait Trapinine et Aurore le lendemain. Irène se promettait de le dire à Mitia à son réveil.
— Qu’il dorme, le pauvre enfant ! Le sommeil lui fera du bien ; il prendra après ça du thé, il mangera quelque chose, et puis, avec l’aide de Dieu, on arrivera de Lioubanovo...
Harassée de fatigue, la pauvre vieille s’endormit dans un vestibule. Elle se réveilla assez tard dans la matinée et fut très surprise de voir le chirurgien auprès d’elle. Le soleil entrait par les fenêtres ; la charpie, l’appareil de pansement, rien n’avait été touché ; le front appuyé contre la vitre, l’aide-chirurgien avait l’air de regarder attentivement dans la cour.
« Que c’est étrange ! pensa Iéfimovna, on dirait qu’il pleure... Aurait-il bu ? De si bonne heure !... » Elle jeta un regard sur le buffet aux eaux-de-vie ; il était fermé. Elle se dirigea pensive vers le salon...
— N’y allez pas, murmura le jeune homme d’une voix étranglée, ou plutôt, allez-y, c’est égal...
Prise d’une frayeur soudaine, elle entra. Mitia était couché ; sa tête blonde reposait sur son bras, sa bouche semblait sourire sous sa moustache naissante, ses yeux bleus, à demi ouverts, regardaient devant eux avec une fixité attentive, d’un regard qui entrevoyait déjà les joies inconnues aux yeux d’ici-bas.
Des lamentations et des pleurs remplirent la chambre : Dmitry Oussoff était mort.
Dans la salle, où l’on sentait encore la tanésie et la smolka, sur cette même table où hier le samovar chantait sa chanson hospitalière, le mort était couché, revêtu de son uniforme. Dans la remise, le charpentier achevait un cercueil.
On attendait le prêtre, celui-là même qui avait baptisé Mitia ; il venait de Borodino. La bière achevée, on y déposa le mort, on alluma des cierges ; Iéfimovna, en tête des paysans, priait agenouillée, en sanglotant. Le soleil remplissait la salle de sa lumière d’or, se jouant sur les têtes des paysans qui s’inclinaient en priant avec ferveur.
« Mon jeune faucon, pensait Irène, tu n’as pas encore vécu, et voilà, on creuse déjà une fosse pour toi, dans ce jardin où tu courais enfant ; tout près de la maison paternelle, sur une élévation, on verra ta tombe de loin... »
Le voiturier loué pour Moscou réparait en hâte sa charrette dans la cour, car l’aide-chirurgien était pressé de retourner à son poste, près du couvent de Kolotzky.
Le prêtre arriva. Il récitait les prières des morts lorsque, derrière le moulin, on vit apparaître des fers de lances ; un détachement de cavalerie approcha...
— Les Français ! cria une voix dans la cour.
Une agitation extrême s’empara de chacun ; on courut dans la maison prévenir Irène ; les paysans, groupés sur le perron, virent avancer quelques cosaques, précédés d’un gros officier de sapeurs, grisonnant, et portant une longue moustache.
— Qui sont les maîtres ici ? dit-il aux paysans ; prévenez-les.
— Le vieux maître est au delà du Volga, Excellence, et le jeune seigneur nous a été rapporté hier au soir de la guerre, blessé... et ce matin il est mort, répondit Klimn avec un salut respectueux : on dit en ce moment les prières des morts auprès de son corps.
L’officier se découvrit, et fit pieusement un signe de croix.
— Ce n’est pas un Français : il est de notre religion, dirent les paysans.
L’officier mit pied à terre et, suivi du sergent cosaque, entra dans la maison. Les prières terminées, il fit signe à Klimm de le suivre :
— C’est toi qui es le staroste ?
— Oui, répondit Klimm avec fierté.
— Eh bien, staroste, écoute les ordres que j’ai à te donner, dit à demi-voix l’officier. Incessamment, demain peut-être, notre armée se concentrera dans ces environs : il y aura une grande bataille...
Klimm pâlit et baissa la tête.
— La maison de vos maîtres, avec toutes ses dépendances, gênerait... Ordre a été donné de l’enlever immédiatement. Écoute-moi donc avec attention, et combine tout pour que cela soit fait aujourd’hui même... Tu entends... Ordre a été donné... On placera sur cette élévation une batterie, peut-être même une redoute : la maison se trouverait sous le feu des pièces et gênerait... Tu m’as compris ?
— Gênerait ! sous les coups de canon ! répétait Klimm ahuri et piétinant sur place. Mais où donc transporter toutes ces constructions ? Et comment s’y prendre ?...
— Tu verras comment ces choses-là se font, dit le sapeur en fronçant sévèrement le sourcil.
— Et nos pauvres cabanes ! Que faire ? C’est la ruine...
— Vos maisons sont au pied de la colline. On verra... Peut-être pourront-elles rester où elles sont.
— Et le mort ? dit Klimm.
— Qu’on l’enterre au plus vite ! La nuit approche, dit l’officier en se détournant ; mais surtout qu’on éloigne les femmes, qu’il y ait le moins de bruit possible...
Klimm transmit à Irène l’ordre reçu. Abîmée dans son chagrin, la malheureuse femme resta pétrifiée...
— Père ! s’écria-t-elle en tombant aux genoux de l’officier, ne nous ruine pas ! La maison seigneuriale m’est confiée... Les brigands se retireront bientôt... Où transporter, où cacher les biens du maître, toutes les choses acquises par les pères, les grands-pères, les ancêtres ? Tant de peines, de privations pour rien !
L’officier, l’air contrarié, tiraillait sa moustache. Il prit à part, dans un coin de la chambre, le prêtre et l’aide-chirurgien, et après leur avoir parlé en jetant de côté des regards courroucés, il sortit.
Le prêtre ordonna de rallumer les cierges, le diacre remit ses vêtements de cérémonie et l’office commença. On emporta le cercueil vers la fosse où il fut rapidement descendu. Pendant qu’on la comblait, on attela la calèche des maîtres où l’on fit monter Irène interdite ; Fénia et le chirurgien s’y placèrent auprès d’elle, et la voiture partit pour Lioubanovo. La nuit tombait.
— Cela vaut mieux pour vous, disait le jeune chirurgien. Je vous accompagnerai jusque-là. Vous serez bien soignées par les maîtres. On dit que le village est à l’abri du feu des canons.
— Brûlez, brûlez tout, mes amis, si telle est la volonté de Dieu, murmurait Irène en s’éloignant. Mais ce n’est pas seulement la propriété des Oussoff qui périra : le malheur, la mort nous attendent tous...
Quand la calèche et le chariot eurent disparu, l’officier, d’un ton qui n’admettait pas de réplique :
— Toi, staroste, et vous tous qui m’écoutez, s’écria-t-il, mettez-vous à l’œuvre, et plus vite !... Emportez les effets les plus précieux de vos maîtres et les vôtres, cachez-les comme vous pourrez ; je vous donne pour cela une heure... au plus... Ensuite, de la paille et du feu !
— Qu’est-ce donc, mon Dieu ! gémit une voix dans la foule. On parlait d’ennemis, et voilà que les nôtres...
— De la rébellion ! cria l’officier. Gare la potence !... Larionoff, qu’on le garrotte !...
Les cosaques et les sapeurs s’éparpillèrent en tous sens. Les paysans, affolés, couraient çà et là emportant les premiers objets qui leur tombaient sous la main. Le feu pétilla : c’était un cosaque qui courait vers les meules de foin avec une torche de paille flambante : la ferme brûlait, la fumée s’étendit sur la colline, les femmes, les enfants sanglotaient et criaient...
À la tombée de la nuit, une légère voiture de ville, fermée, roulait rapidement sur le versant boisé de Lioubanovo à Novossëlovka ; deux personnes l’occupaient, Ilia et Aurore. Ils étaient silencieux. Dans cette ombre qui descendait, et les empêchait de voir ce qui bordait la route, ils croisèrent sans les remarquer quelques cosaques qui battaient les buissons. Ilia songeait à Mitia blessé, dont trois verstes à peine les séparaient encore ; Aurore, elle, se disait : Si Mitia est blessé, qu’arrive-t-il à Vassili ? Il était si pressé de se battre... et la guerre a commencé...
— Qu’est-ce donc, on dirait un incendie ?... s’écria Aurore.
Ilia regarda... Oui, c’était bien un incendie.
— Postillon, où est le feu ? Ne serait-ce pas du côté de Novossëlovka ?...
— C’est justement là ! Les femmes auront voulu manger du pain frais... et on n’aura pas su garder les granges.
La voiture sortit de la forêt. La vue se découvrit. Sur une des hauteurs, des bâtiments en flammes répandaient au loin la lueur de l’incendie. Le moulin, avec ses ailes que commençait à atteindre le feu, apparaissait noir au milieu des tourbillons d’étincelles. Des nuées de pigeons éperdus voletaient au dessus.
On entendit un bruit de roues, une voiture parut, venant à rencontre des voyageurs.
— Oh ! gémissait une voix, c’est donc fini ! Ô mes faucons ! C’est la fin du monde...
C’étaient Iéfimovna et Fénia avec le chirurgien. Tous s’arrêtèrent. Les questions se pressèrent. Ilia, atterré, pouvait à peine se tenir debout. Son jeune favori, presque son enfant, son élève, son frère par le baptême, venait d’être emporté par la mort... Il pleurait. Tantôt il se signait, tantôt il maudissait les Français.
— Voilà ce que c’est, disait-il en serrant les poings : la guerre ! la barbarie civilisée... le brigandage légal...
Aurore avait fait monter Irène dans sa voiture. Fénia prit place auprès du postillon sur le siège, et le chirurgien s’assit comme il put. Aurore jeta un dernier regard sur Novossëlovka en flammes.
« Implacable fatalité, songeait-elle en frissonnant... Les lois de la guerre... Quelle sera l’expiation de la mort de ce brave, de cet excellent Mitia sur la tombe duquel planait cette rouge lueur ? Malédiction sur celui qui a entrepris cette guerre ! Ne se trouvera-t-il donc pas pour lui, comme pour Marat, une nouvelle vengeresse, une Charlotte Corday ?... »
La voiture se remit en route, faisant une seconde fois le chemin déjà parcouru. Dans cette même nuit, toute l’armée russe s’avançait des deux côtés de l’ancienne route de Smolensk, et prenait immédiatement position.
Payant sans compter postillon et chevaux, Ilia arriva avec Aurore, Iéfimovna, Fénia et le chirurgien, vers midi, à Moscou. Il déclara à la princesse qu’il n’y avait plus une minute à perdre pour partir... Ils avaient déjà entendu derrière eux, du côté de Mojaïsk, une forte canonnade. Néanmoins, la vieille dame voulut encore ajourner son départ.
— Eh bien quoi ? disait-elle, on les battra, ces Français, on les chassera...
Ilia perdit patience.
— C’est plus que de l’imprudence ! s’écria-t-il. Je vous en supplie, grand’maman, partez tout de suite. sans quoi il sera trop tard : on vous fera prisonnière, on vous volera, on vous effraiera, on vous tuera...
— Ah ! mon cher, répondit la princesse mécontente, faire prisonnière une vieille femme comme moi !... Enfin, mon bon, envoie chercher le prêtre, qu’il chante un Te Deum. On ne peut pas non plus partir sans avoir consulté le médecin. Fais donc appeler Karl Ivanovitch : tout peut arriver en voyage, un orage peut survenir...
— Quel orage y a-t-il à craindre à la fin d’août, grand’mère ? dit Aurore.
— Ce n’est pas ton affaire. On a bien vu en septembre... Quant à toi, Ilia, va bien vite chez le comte Rostopchine, et demande-lui si des choses comme celles qui viennent de se passer à Novossëlovka sont autorisées, même en temps de guerre ? J’écrirai à l’empereur ; il connaissait mon mari et doit s’en souvenir parfaitement. Koutouzoff répondra de tout !...
Le soir du 25 août, veille de la bataille de Borodino[9], le quartier-général du prince Koutouzoff se trouvait établi dans la ferme Michaïlovsky, près du village de Tatarinovo, propriété des Astafieff, à quatre verstes de Borodino. La maison, commode sans être grande, avait été abandonnée par le maître : on y logea le vieux feld-maréchal.
Le ruisseau (le Stônetz) qui va se jeter dans la rivière de Kolotcha, séparait Tatarinovo et la métairie des hauteurs boisées sur lesquelles le commandant de l’aile droite de l’armée, Miloradovitch, avait disposé son corps pour la bataille du lendemain. De là, on pouvait distinguer dans le crépuscule, à gauche du ruisseau, près du village de Gorky, des batteries défendues par des retranchements ; plus loin, on apercevait les tentes blanches de l’infanterie, des chasseurs et des artilleurs de Bagawouth ; plus loin encore, derrière un bois de bouleaux, s’élevait la fumée des feux de bivouac des dragons et des lanciers d’Ouvaroff, formant la réserve, et masqués par le versant de la Moskowa. En droite ligne de Tatarinovo, à une demi-verste du ruisseau, sur un tertre, on voyait les chevaux, on entendait même les voix des cosaques de Platoff.
Le temps était calme, humide et frais ; le soleil venait de se coucher, mais la nuit ne régnait pas encore.
Depuis son arrivée à l’armée de Barclay, Pérovsky était attaché comme officier d’état-major au corps de Bagawouth ; il revenait en ce moment du bivouac de Gorky, accompagné de deux officiers et d’un chirurgien, tous de l’état-major, et se promenait devant une isba[10] où logeait le général Miloradovitch qui tenait conseil avec Ouvaroff et Bagawouth. Des cosaques tenaient en main les chevaux sellés des généraux et officiers de la suite, tout en ne quittant pas des yeux la porte et les fenêtres de l’isba. Pérovsky, à l’aide d’une longue-vue, regardait attentivement les lignes bleues des hauteurs au-delà de Kolotcha.
— Enfin nous voici sur place, et solidement campés à ce qu’il me semble, dit un vieil officier long et sec ; en avons-nous enfin fini avec nos retraites ?
— Dieu le sait, dit un officier plus jeune.
— Assurément, continua le premier. Mais ne savez-vous pas que le prince est résolu à livrer une bataille décisive ?
— Eh bien ! demanda le jeune officier récemment passé à l’état-major, quelle est votre opinion là-dessus ?
— Nous ferons ce que le devoir ordonne, dit gravement l’autre en regardant devant lui. Qu’est-ce que tout cela me fait ? J’étais inquiet de ma famille, mais maintenant que ma femme est tranquillisée, cela m’est égal. Figurez-vous qu’elle m’écrit de Tver que des pèlerins ont prédit la signature de la paix pour la Saint-Michel, jour de nom du prince...
— La paix viendra un jour, reprit la voix harmonieuse du docteur, bel homme entre deux âges ; mais en attendant, demain, bien des braves sortiront des rangs.
— Dieu le veut ainsi. Le vent de la mort souffle, mais, comme dit Fingal, il n’atteint pas tout le monde, ajouta le vieil officier.
— Ce qui est désagréable, continua le médecin, c’est le désordre qui règne partout. Le canon tonne déjà, et nous n’avons ici ni pioches, ni pelles ; la moitié des soldats restent sans ouvrage ; dans les hôpitaux, nous manquons de charpie, de bandages... Les tentes sont trouées, les malades sont couchés sur la terre humide ; avec cela les nuits sont froides. Je vais encore en parler au général.
Le vieil officier hochait la tête d’un air mécontent. C’était un homme instruit et modeste ; il n’ignorait pas les désordres, mais les supportait patiemment. Il savait aussi que le docteur Mirtoff, douillet et petit-maître, amateur du confortable, savait fort bien faire transporter avec ses bagages, dans toutes les marches, une petite tente parfaitement installée, où se trouvait un lit de plume et un couvre-pieds piqué.
— Pourquoi ne quittez-vous pas des yeux la rivière ? demanda un officier à Pérovsky. Les Français bougeraient-ils ?
— Non, tout est tranquille là-bas. Je cherche une propriété que je connais : elle était à droite de Borodino... il y a trois mois de ça, quand je l’ai quittée pour rejoindre l’armée. Je ne la retrouve pas, c’est étrange. Pourtant je vois le village qui en dépendait : il est là, au pied de la montagne. Quant à la maison et aux bâtiments qui l’entouraient, je ne les vois plus.
— On les aura fait enlever : cette colline est sous le feu de nos batteries. Derrière nous une partie de Semionovka a aussi été démolie, dit-on. Prenez ma lunette d’approche, ajouta l’officier, elle vient de Vienne, de chez Corte... Vous verrez tout comme sur la main.
Pérovsky braqua la lunette qu’on lui offrait. Devant ses yeux éblouis passaient, comme dans un brouillard, les contours indécis des ravins, des futaies, mais il ne voyait toujours pas la maison.
Au même instant la porte de l’isba s’ouvrit ; la silhouette élégante d’Ouvaroff s’y profila, puis apparurent les favoris roux, le visage couvert de taches de rousseur de Bagawouth.
Le docteur s’avança au-devant de ce dernier pour lui signaler tout ce qui manquait aux ambulances. Après l’avoir écouté, Bagawouth dit en français à Ouvaroff :
— Vous voyez, c’est toujours la même chose, il n’y a pas de remède au mal.
Il écrivit quelques mots sur une feuille d’agenda qu’il plia, puis regardant de ses yeux fatigués les jeunes gens qui l’entouraient :
— Sintianine, dit-il à un officier qui n’était plus jeune, portez cela au comte Benixine ; s’il n’écrit pas, apportez-moi sa réponse verbale.
Sintianine reprit sa longue vue à Pérovsky, la remit dans son étui de cuir, sauta en selle et partit courbé en deux dans la direction de la grande route, en arrière de Stonetz. Ouvaroff et Bagawouth retournèrent au bivouac. Pérovsky et le docteur Mirtoff suivirent Bagawouth.
Il faisait déjà nuit. Un étroit sentier descendait de Gorky dans un taillis de bouleaux, suivant plus loin la montagne et un ravin boisé. Les cavaliers dépassèrent au pas le taillis ; arrivés au ravin, ils aperçurent des bivouacs. Vassili pensait à Mitia Oussoff, à sa blessure grave, à leur rêve, si récent encore, de se marier dans ce même mois d’août, enfin à la bataille du lendemain...
— Dites-moi, lui demanda le docteur Mirtoff, craignez-vous la mort ? y pensez-vous ?
— La craindre, non ! mais j’y pense quelquefois... en ce moment-ci, par exemple, je vous l’avoue, répondit Vassili.
— Pourtant, vous avez très promptement accepté la provocation de ce Français, l’autre jour, à la station de poste de Mojaïsk. Voulez-vous avoir mon opinion sur cette question de la mort ? continua le docteur de sa voix douce et calme. De toutes manières la mort est une surprise désagréable, mais lorsqu’elle arrive, inattendue, à la suite d’une blessure à la tête ou au cœur, il n’y a pas de quoi avoir peur. Une balle ou un boulet siffle ; on n’a pas le temps de se reconnaître, c’est une issue inattendue et voilà tout : Mirtoff vivait, Mirtoff n’est plus...
Le docteur riait.
— Armez-vous de courage, continua-t-il : la mort hideuse ne vient pas d’une balle ou d’un boulet, mais bien quand elle vous prend sur un lit d’hôpital où tout est tourment, insomnie, délire, terreur de l’attente... Pour nous autres docteurs surtout, qui savons et comprenons tout cela sur le bout de nos dix doigts, voilà ce qui est pénible et laid.
Devisant ainsi, ils arrivèrent à la lisière du bois qui masquait le campement.
— Ce n’est certes pas le moment de penser à autre chose, dit Vassili se garant de son mieux des branches de bouleau qui le frôlaient dans l’obscurité.
— Pour moi, reprit le docteur, j’ai un pressentiment assez étrange de ce qui doit m’arriver. Je suis persuadé que je ne mourrai pas avant vingt ans d’ici, et pas ailleurs qu’au Club anglais de Moscou...et même après un bon dîner, car j’aime à bien manger... c’est mon péché mignon à moi, un bon dîner... et puis un coup... crac ! et c’est fini ! De petites étoiles luisent devant vos yeux, ensuite un brouillard agréable... Qu’est-ce ! Et puis... et puis rien : Mirtoff existait, Mirtoff n’existe plus... Et maintenant, entrez sous ma tente, mettez-vous à l’aise, ôtez votre capote, vous vous étendrez et dormirez un peu : j’ai ma théière de voyage, du rhum excellent, je vous ferai un punch, on ne refuse pas cela avant la bataille.
— Merci, dit Pérovsky ; il faut que je me rende chez le général : je doute qu’il me congédie de sitôt.
— Encore un mot, ajouta le docteur : avez-vous observé le major Sintianine ? Devinez donc quelle idée me poursuit ?
— Je ne devine pas.
— Vous avez sans doute remarqué comme il était pensif et triste... Eh bien ! il me semble que demain il nous devancera l’un et l’autre... Il n’y a plus de Sintianine, disait le docteur en plaisantant tout en prenant congé.
Arrivant à minuit passé à la tente de l’état-major, Vassili y trouva son planton, et lui ayant ordonné de tenir son cheval prêt de meilleure heure que de coutume, il s’étendit sur une botte de foin, mais sans y trouver le sommeil. On veillait au camp. Les soldats, après avoir fourbi leurs armes, brossé les uniformes, étrillé les chevaux et fait la prière, s’étaient assis par groupes auprès des feux éteints pour arranger leurs sacs. Çà et là on échangeait à demi-voix quelques paroles ; on consultait l’horizon pour voir si le jour n’allait pas bientôt poindre.
Par un des côtés relevés de sa tente, Pérovsky apercevait un coin du ciel sans étoiles et, plus loin, au delà de la rivière, le camp ennemi qui s’étendait à plusieurs verstes, à en juger par la ligne des feux de bivouac. Il y avait là, séparés par deux ou trois verstes seulement, cent mille Russes d’un côté et cent mille Français de l’autre, tous dans l’attente du matin qui allait venir. Des milliers de bouches à feu s’apprêtaient à couvrir cette vallée de boulets et de mitraille. Quelle cause avait mis ces deux grandes armées en présence ?... En cherchant la solution de cette énigme, Vassili finit par s’endormir d’un lourd sommeil.
Il était six heures lorsque, dans la buée du matin, le premier canon français tonna sourdement : des deux côtés, des centaines de pièces lui répondirent aussitôt. Pérovsky se précipita hors de sa tente. Pendant quelques secondes, il ne put se rendre compte de la scène qui se déroulait devant lui. Au loin, au près, le canon grondait. Le corps d’armée de Bagawouth se rangeait en bataille ; entre les rangs galopaient des aides de camp. Il sauta sur le cheval qu’on lui amenait et partit précipitamment.
En bas, à gauche, la fusillade crépitait ; une colonne d’infanterie se dirigeait en courant de ce côté ; au-dessus de cette colonne, une batterie russe, près de Gorky, faisait feu sans relâche dans la direction de la Kolotcha. Bagawouth, monté sur un magnifique cheval blanc, se tenait raide et l’air mystérieux devant ses hommes, regardant avec sa lunette le bord opposé de la rivière. Vers la ferme Michaïlovsky, on voyait un nuage de poussière : là, entouré de sa suite, galopait le feld-maréchal prince Koutouzoff, monté sur un petit cheval bai.
La première moitié de cette mémorable journée de Borodino s’était écoulée. Napoléon qui, la veille, dans une proclamation, avait fait appel à ses « rois, généraux et soldats, » était tombé dès l’aube, avec ses forces réunies, sur le centre et l’aile gauche des Russes, serrait de près et foudroyait les détachements de Barclay et de Bagration. De nouveaux régiments russes venaient remplacer les régiments détruits. Davout, Ney et Murat, attaquaient l’avant-garde de Bagration et les hauteurs de Semënovsky qui passaient de mains en mains. Le vice-roi, à la tête de ses troupes, emporta la batterie de Raïevsky après une lutte sanglante, et le drapeau français s’y déploya aux yeux épouvantés des Russes. Leur ligne fut rompue. Koutouzoff l’apprit, non loin de cette isba où la veille il avait tenu conseil avec Miloradovitch ; il y envoya Yermoloff, chef de l’état-major de la première armée. La batterie fut reprise. Dans le même moment, Bagawouth avait reçu l’ordre d’exécuter une attaque de flanc pour dégager l’aile gauche. Bagration entraîna ses colonnes par un chemin de traverse, le long du ruisseau, entre la métairie Michaïlovsky et Kniazkovo. Les boulets français passaient par-dessus la tête de ce détachement, et tombaient dans le bois où Bagawouth envoya en toute hâte Pérovsky pour en faire sortir les ambulances et les placer plus loin vers Tatarinovo.
Pérovsky s’y dirigea par le versant découvert. Le tonnerre d’une canonnade infernale remplissait ses oreilles : plus d’une fois, en entendant siffler un boulet sur sa tête, il attendait celui qui devait suivre et le tuer net : « Pérovsky existe, Pérovsky n’existe plus, » pensait-il, et il éperonnait nerveusement son cheval... À la lisière du bois, il aperçut la première ambulance et donna l’ordre de la transporter plus loin. — Mais, au lieu de continuer son chemin, il s’arrêta un instant, cherchant des yeux quelqu’un à qui demander où se trouvait le service du docteur Hirschfeld. À l’entrée d’une des tentes disposées pour les opérations des chirurgiens, il aperçut Mirtoff exténué, couvert de sueur, son tablier ensanglanté ; mais toujours de bonne humeur : le docteur venait probablement de faire une opération difficile, et il était sorti pour fumer et prendre l’air...
— Vous cherchez Hirschfeld, dit-il en reconnaissant Vassili.
— Oui, répondit Pérovsky retenant son cheval : quel chemin prendre ?
Le docteur, toujours fumant, s’approcha d’un grand et beau cheval bai arrêté près de sa tente ; tout en le caressant, il indiqua de sa main teinte de sang le sentier à droite.
— Bon voyage ! dit-il. Pour ce qui nous concerne, soyez tranquille, nous allons déménager ; on charge les voitures ; cette pauvre bête vient de perdre son maître, nous lui avons extrait du dos un éclat d’obus, il est perdu... Ah pardon ! Encore un mot, dites à Fédor Bagdanovitch de m’envoyer mes instruments de réserve, j’en ai besoin. Quant à nous, ne l’oubliez pas, dans vingt ans d’ici nous nous retrouverons au club anglais, à moins que la balle de Gérambeau ne vous attrape...
« Quel sang-froid ! pensait Pérovsky s’éloignant au bruit de la canonnade : plaisanter au milieu de cet enfer ! » Dans l’ambulance on se hâtait ; aides-chirurgiens et soldats chargeaient les voitures et les chariots qui s’ébranlèrent avec les blessés.
Tout à coup, quelque chose résonna au milieu de la lisière du bois, trouant l’air avec un sifflement aigu. Pérovsky, malgré lui, frissonna et saisit le cou de son cheval ; un bruit effroyable éclata à côté de lui, on entendit des cris d’épouvante, Vassili se retourna : une colonne d’épaisse fumée, mêlée de sable, s’élevait à l’endroit même où, quelques minutes auparavant, se dressait la tente des opérations. Le docteur Mirtoff avait disparu : un trou béant, qui fumait encore, avait pris sa place. Le grand cheval bai, près de la tente, se tordait à terre dans des convulsions d’agonie, battant l’air de ses quatre fers. Écrasé sous lui, quelque chose de misérable, d’horrible à voir, geignait. Des soldats terrifiés, brûlés, couverts de terre, s’efforçaient de relever le cheval, pour tirer de dessous lui un homme qui étouffait. Pérovsky aperçut les soldats, des habits, du linge, du sang qui sortait comme un jet ; il se précipita de son cheval pour prêter aide aux soldats qui soutenaient le haut du corps du blessé... Il reconnut Mirtoff.
— Mes amis, disait le docteur d’une voix étouffée en regardant avec épouvante de ses yeux éteints les lambeaux de chair sanglante à la place de ses jambes, mes amis, vite, l’appareil... Iégoroff, des bandages, vite ! vite ! Il s’évanouit sans achever.
L’aide-chirurgien Iégoroff accourut, s’assit à terre, et se mit à fermer, de ses mains tremblantes, les artères entr’ouvertes...
— Est-il mort ? demanda Pérovsky se baissant.
— Hélas ! le malheureux souffrira encore... Quant à vivre, impossible ! Des litières ! commanda-t-il aux soldats.
Pérovsky se dirigea au galop vers une autre ambulance.
La batterie Raïevsky était de nouveau attaquée. Napoléon lança sur elle sa jeune garde et ses réserves. L’attaque d’Ouvaroff, sur l’aile gauche française, paralysa ce mouvement, mais de nouvelles forces continuaient à arriver aux Français, et la batterie fut reprise encore une fois.
— Regardez ! regardez ! dit quelqu’un à Pérovsky, en lui montrant les hauteurs où s’étaient portées les colonnes de Bagawouth, voilà Napoléon !... Pérovsky braqua sa longue-vue et, pour la première fois, aperçut l’empereur. Il était monté sur un cheval blanc, en avant d’une suite nombreuse d’officiers, et marchait vers la redoute Raïevsky occupée par les Français. Tout le monde attendait l’attaque de la vieille garde. Napoléon ne la risqua pas.
Vers six heures du soir, le combat cessa sur tous les points. L’aide de camp de l’empereur, Woltzogen, arriva à Gorky, comme on le sut plus tard, pour annoncer au prince que l’ennemi s’était emparé des principales positions russes et que les troupes étaient en pleine déroute.
— C’est faux ! répondit le prince à haute voix en présence de tous ceux qui l’entouraient ; la marche de la bataille n’est connue au juste que de moi seul ; l’ennemi est battu à peu près sur toute la ligne, et, dès demain, nous le chasserons de la sainte Russie.
Koutouzoff s’établit pour la nuit dans la ferme Michaïlovsky ; les fenêtres de la maison furent de nouveau brillamment éclairées ; on voyait passer les plantons qui servaient le thé ; vers minuit, les commandants des détachements postés près de la ferme se réunirent chez le prince. Bagawouth s’y trouvait aussi avec deux ou trois jeunes gens de son état-major. Un peloton de chevaliers-gardes surveillait la cour et les dépendances. Les aides de camp et les ordonnances causaient avec les nouveaux arrivants, près du perron. Un grand feu allumé devant la maison éclairait les vieux tilleuls et les bouleaux de la cour, le verger, l’étang, la troïka du courrier toute prête à partir. Pérovsky, qui se tenait lui aussi près du perron, vit le comte Thol monter les degrés d’un pas lent et nerveux, le visage pâle et amaigri ; il revenait d’une inspection des lignes. On vit bientôt la tête brune et bouclée de Yermoloff, le héros du jour, qui, après le rapport du comte Thol, cria par la fenêtre : Un courrier ! La troïka s’avança : un officier âgé descendit le perron, portant en bandoulière un portefeuille de cuir. Vassili fut heureux de reconnaître Sintianine...
— Où allez-vous ? demandaient les officiers.
— À Saint-Pétersbourg ; j’emporte le rapport.
On apprit bientôt que Koutouzoff, après avoir entendu le comte Thol, avait donné l’ordre à l’armée de se replier immédiatement sur Moscou, par Mojaïsk. Au matin, Pérovsky reçut l’ordre de se rendre auprès du général Miloradovitch.
Le 31 août, tout fut enfin prêt pour le départ de la princesse Anna Arcadievna qui se rendait dans sa terre de Panshino, dans le gouvernement de Tamboff. Les chariots qui devaient prendre les devants avec tout le service, attendaient dans la grande cour. Sur ces charrettes remplies de barils, de cages à poulets de vaisselle, de lits de plume, les belles Sacha, Douniasha et Stesha, enveloppées de châles, de kazaveïkas, s’étaient juchées, et riaient en croquant des noisettes avec les autres filles de service, au nombre de sept, qu’emmenait la princesse : il y avait les blanchisseuses, dentellières, brodeuses, etc. Le chef, avec ses marmitons, hissa encore sur un char le gousliar[11]. Ermile, tandis que lui-même et ses acolytes s’apprêtaient à suivre le convoi à pied. Une ligne[12] quitta la cour la première, emmenant le premier majordome de la princesse, son buffetier, son confiseur et son coiffeur. Puis venait un char de foin et d’avoine auquel était attaché Barss, le cheval d’Aurore ; à un autre était liée la vache favorite de la princesse, Molodka, de pure race kholmogorsk, et le vieux bouc de l’écurie qui cherchait à frapper les passants de ses cornes. Mérimiasha, la ménagère, avait choisi pour elle, pour Iéfimovna et Fénia, une voiture couverte d’une capote et attelée d’une troïka pie. On y étendit un lit de plume, recouvert d’un tapis, sur lequel le négrillon Varlashka, coiffé d’un fez rouge, plaça avec respect et précaution la cage du perroquet et le panier contenant les deux bichons de la princesse, Limka et Timka, couchés sur un duvet d’édredon.
Mérimiasha, qui avait organisé tout le départ, ayant pris congé de sa maîtresse, rentra encore une fois dans la maison, fit une dernière revue des chambres, en gémissant et soupirant, pressant les retardataires sans se presser elle-même ; elle reparut enfin sur le perron avec des femmes portant des vases de jasmins et de géraniums ; tout le monde fit le signe de la croix, et le train s’ébranla vers midi, suivi d’une charrette portant une tente.
Aurore s’était rendue le matin au couvent de Nicolsky, afin de faire dire des prières pour l’âme de Mitia. Elle avait beaucoup pleuré. En rentrant, elle apprit que le docteur était auprès de sa grand’mère et elle monta dans sa chère chambrette pour y emballer encore ce qui traînait sur les meubles ; elle ferma les armoires, et posant les clefs sur la table demeura pensive.
« Dois-je emporter ces clefs ? Mais que je suis drôle de me faire une pareille question ! se disait-elle tout en regardant le papier et le foin épars dans la chambre ; si l’ennemi rentre à Moscou, les meubles seront brisés et des mains grossières toucheront à toutes ces choses. »
Elle releva machinalement un programme de spectacle, et l’ayant parcouru le jeta loin d’elle. L’affiche disait que tout récemment on avait donné au grand théâtre un ballet anacréontique, Le mariage de Zéphir, et la veille un drame, Nathalie, la fille du brigand, qui avait été suivi d’une mascarade. Enfin le programme annonçait l’ouverture des abonnements pour deux cents représentations à partir de septembre.
« Les théâtres ! les représentations ! se dit Aurore avec un profond soupir, dans des temps comme ceux-ci ! Que font ces gens de leur cœur, de leur conscience ? »
Un cahier de musique, relié en maroquin rouge, oublié sur une table, frappa ses yeux ; c’étaient ses morceaux favoris. Elle l’ouvrit et y cacha sa figure baignée de larmes : « Où es-tu en ce moment, mon cher absent, me vois-tu ? que fais-tu ?... »
Et sa promenade à cheval en compagnie de son fiancé lui revint à la mémoire, puis sa dernière entrevue avec Vassili, enfin Novossëlovka en flammes et la canonnade sous Mojaïsk. Comment avait-elle fini, cette terrible bataille ? qui était vainqueur ? qui était encore vivant ?...
— Mademoiselle, son excellence vous attend, dit Vlass sur le seuil.
Et Aurore en se retournant aperçut le vieillard rasé de frais, enveloppé d’une livrée chiffonnée qu’il n’avait pas mise depuis longtemps, agrémentée de beaucoup de collets et de boutons de bronze aux armes de la famille. Il était tout rouge de fatigue, et les apprêts du départ l’avaient mis de mauvaise humeur, comme en témoignaient ses sourcils gris relevés en circonflexe.
— Va, mon bon, je suis prête, je vais descendre, répondit la jeune fille fermant le cahier.
Elle saisit une plume, un morceau de papier et griffonna à la hâte quelques lignes pour les remettre au portier : « car, se dit-elle, si Dieu me conserve Vassili, il entrera avec les troupes à Moscou et son premier soin sera de venir ici : en recevant ces lignes, il en éprouvera quelque consolation. »
Voici ce que disait le billet :
« Ce 31 août 1812.
« Nous partons à l’instant, mon bien-aimé, pour Panshino ; tu es sans doute déjà informé de la mort de Mitia ; j’ai prié ce matin pour son âme et j’ai juré que s’il y avait des sacrifices à faire je les ferais : tu verras ce dont une femme et une patriote russe est capable quand il s’agit du devoir. N’oublie pas Aurore qui t’aime. Au revoir ! »
Elle descendit l’escalier, jeta en passant un coup d’œil dans l’oratoire de sa grand’mère et prit un bonnet de dentelles à rubans verts, préparé pour la princesse et oublié, puis lentement se dirigea vers le salon des palmiers, si mémorable pour elle. Il y régnait un grand désordre, les meubles étaient changés de place, les murs dégarnis de glaces et de tableaux ; dans la salle à manger, la pendule à carillon, oubliée comme tant d’autres objets, se mit à jouer l’air de l’ami de la maison, Niélédinsky : « Si je viens à la rivière, — Et que je regarde l’eau couler, — Emporte mon chagrin... » Dans ce moment encore, Aurore ne put retenir ses larmes ; elle sortit et regarda pour la dernière fois cette maison qu’on abandonnait. Sur le perron, elle aperçut le maître de police qui malgré les occupations dont il était accablé, était venu prendre congé de la princesse.
Trapinine, décidé à rester à Moscou jusqu’au départ du sénat et des employés de la direction des théâtres soutint Aurore éplorée et l’aida à monter dans la dormeuse où elle s’assit vis-à-vis de sa grand’mère.
Anna Arcadievna dit adieu au maître de police et à deux vieilles dévotes, accourues elles aussi pour rendre leurs devoirs. La princesse était très ennuyée ; elle ne parvenait pas à mettre ses pieds en place, grâce aux paquets et coffrets de tout genre, sans compter la corbeille contenant le troisième petit chien, Toutik, un épagneul fauve favori de sa maîtresse et dont elle ne se séparait jamais. Toutik était enveloppé d’une couverture en soie verte et un nœud rose ornait sa tête.
— Comme tu m’ennuies ! disait la princesse à son fidèle valet de chambre : tu t’agites, tu te démènes comme un fou et ne fais rien qui vaille.
— Et si votre excellence savait combien elle-même m’ennuie ! dit Vlass n’y pouvant plus tenir et fermant la portière avec fracas.
— Tu l’entends, fit la vieille dame s’adressant à Aurore comme si celle-ci était responsable de l’impertinence du domestique. Voilà le sort des princesses Schéleshpansky. Ces gens me mettront au cercueil ! Où est mon flacon de sels anglais ?
— Partez ! cria Vlass aux cochers en se carrant majestueusement sur le siège et en jetant un regard de reproche aux lions de plâtre qui gardaient la porte de la maison princière.
— Les anges sont partis, disait une des dévotes en saluant tout bas la voiture qui s’éloignait et en cachant l’aumône qu’elle venait de recevoir ; il ne nous reste plus maintenant pour nous défendre que la reine du ciel...
Karpp, le visage pâle, lança un regard courroucé dans le dos des dévotes qui s’en allaient, et ferma avec colère la porte cochère.
Le toit de la grande demeure avec son belvédère a déjà disparu derrière d’autres maisons ; la lourde dormeuse de Vienne, attelée de six chevaux, quatre de front et deux de volée, celui de droite monté par un petit postillon, sort lentement de la Bronnaïa sur le boulevard Tverskoï, et continue sa route par le Kremlin vers la Barrière-Rogojsky. Trapinine, un manteau jeté sur son uniforme, accompagne les voyageuses jusqu’à la Barrière, dans un droschky de louage. De l’autre côté de la Iaouza, les rues fourmillent de gens qui quittent Moscou en grande hâte, à la nouvelle de la terrible bataille de Borodino.
Jour et nuit des milliers de chariots amenaient d’autre part à Moscou les blessés de Borodino qui y arrivaient par la route de Smolensk, tandis que des voitures fermées, des charrettes, des véhicules de toute espèce s’en allaient dans la direction de Vladimir, de Toula, de Riazane, se pressaient, se dépassaient, emportant les derniers Moscovites. Le bruit courait qu’après la bataille l’armée se repliait sur Moscou, et tout le monde pleurait et croyait qu’une nouvelle lutte, victorieuse et définitive, aurait lieu aux portes de la ville. Pérovsky et d’autres officiers de l’état-major, reçurent, en effet, l’ordre de lever le plan de la Montagne-des-Moineaux ; on commença même à construire des redoutes, mais, après le conseil tenu dans le village de Filly, Koutouzoff décida que, pour sauver la Russie, il fallait livrer Moscou sans combat.
Les troupes qui se dirigeaient de la route de Smolensk à celle de Riazane, traversaient Moscou ; l’armée ennemie, qui les suivait de près, s’avançait vers la Barrière-Dorogomilovskaïa : on entendait la fusillade de l’avant-garde française avec les cosaques et les lanciers de l’arrière-garde russe.
Le chef de cette arrière-garde, le brave et téméraire Miloradovitch, surnommé « l’Ailé, » afin de faciliter la retraite des détachements russes en donnant le temps aux derniers habitants et aux trains de bagages de se retirer, déclara au commandant français, aussi téméraire et brave que lui, Murat, le roi de Naples, que si les Français ne s’arrêtaient pas, il livrerait bataille, à la baïonnette et au couteau, dans chaque rue et chaque maison de Moscou. Murat convint verbalement avec lui d’un armistice qui durerait jusqu’à la nuit. La fusillade cessa, et les régiments français, en vue de Moscou, suspendirent l’attaque.
Pérovsky, sorti sain et sauf de la bataille de Borodino, suivait Miloradovitch avec un jeune et bel officier, nommé Kvashnine. Vassili mourait d’impatience d’arriver à Moscou, pour savoir où était sa fiancée et comment se trouvait Mitia Oussoff. Il espérait revoir Aurore. « Qui sait ? disait-il, peut-être ces dames sont-elles encore dans la ville. » La dernière nuit passée à Filly, le jeune homme, aidé de son planton, endossa son unique chemise propre, à manchettes de dentelle, mit un gilet de piqué blanc, et bien rasé, monté sur son cheval gris, il se préparait à entrer à Moscou. Mais un sentiment inexplicable l’agitait, l’agaçait même ; il voyait tout en noir, il se figurait que son planton parti avant lui serait gris et aurait perdu le précieux coffret contenant ses chers souvenirs...
Kvashnine, lui, était de meilleure humeur. Bon camarade, d’un caractère sympathique, il avait suivi comme Pérovsky, son général à Filly où avait eu lieu cet important conseil de guerre : il avait vu non seulement Koutouzoff et les principaux généraux de l’armée et de l’état-major du commandant en chef, mais entendu les opinions les plus étonnantes sur les questions militaires, politiques mêmes, et les nouvelles qui, plus tard, devinrent de l’histoire.
— Borodino sera désigné, je pense, sous le nom de « Bataille des géants », disait-il tout en caressant de ses doigts courts et potelés son cheval blanc d’écume ; pour moi, Vassili, je l’aurais baptisée « la bataille des six Michels. »
— Et pourquoi cela ? demanda Pérovsky distrait qui regardait à travers les rangs des dragons la silhouette de la Montagne-du-Salut, cherchant à y retrouver des pentes où naguère encore il galopait avec Aurore et Mitia Oussoff.
— Ne le savez-vous donc pas ? s’écria Kvashnine, heureux de faire part à un camarade si sérieux de ce qu’il avait entendu dire : Koutouzoff, Michel, — Barclay, Michel, — notre Miloradovitch, Michel, — Vorontzoff et Borozdine, Michel... Et les Français ont aussi un Michel, le maréchal Ney...
— Cela vaut l’Apollon de l’Apocalypse, répondit Pérovsky d’un ton sec.
— Et savez-vous combien nous avons perdu d’hommes à Borodino ? continuait Kvashnine.
— Non, non ! Je puis affirmer que c’était une mer de sang, dit Vassili en soupirant, et pourtant vous et moi nous sommes saufs, nous n’avons pas même été blesses...
— Notre tour viendra... Mais écoutez, c’est extraordinaire et fabuleux, ce qu’on m’a raconté, — c’est Tunetine, l’aide de camp de Yermoloff qui le disait à l’état-major, — le combat n’a duré en réalité que six heures et pendant ces six heures nous avons perdu, tant tués que blessés, cinquante mille hommes ; les Français en ont eu autant que nous et, sur ce total de cent mille hommes mis hors de combat, on compte quarante mille morts... N’est-ce pas horrible ? On assure encore que, dans les deux armées, il y a eu une cinquantaine de généraux tués ou blessés ; on a tiré soixante mille coups de canon, et un milliard de coups de fusil, ce qui donne, je crois, deux mille coups par seconde... Que dites-vous de ça ! À quelle époque a-t-on jamais vu un pareil massacre et tant de sang versé ? C’est épouvantable...
Vassili écoutait ces calculs en frissonnant. Il se souvenait du culte qu’il avait rendu à Napoléon et comment, pour imiter ce génie tendrement rêveur, lui, Vassili en quittant Moscou, s’était procuré chez Kaltchougine la traduction des poèmes d’Ossian, par Kastrovsky, et les lisait dans ses premiers bivouacs. Il se souvint encore de ses adieux à Mitia, lorsque celui-ci, déjà assis dans sa charette, regardait à travers ses larmes la maison paternelle et les bénissait de loin, lui Vassili et la vieille Iéfimovna. « À l’automne, souviens-toi, criait-il, nous nous marierons... nous serons heureux ! »
Kvashnine parlait toujours.
— N’oubliez pas, mon cher, dit Vassili comme s’il se défendait, n’oubliez pas que si nous avons fait des pertes, nos ennemis en ont fait le double des nôtres. Et, ce qui ne veut pas dire peu de chose, c’est la colère de Napoléon, que j’ai apprise hier d’un prisonnier, à l’état-major : il a été furieux de notre résistance, furieux de ce que nous n’avons pas reculé d’une semelle, restant toute la nuit, menaçants, sur le champ de bataille, et de ce qu’enfin nous avons disparu sans l’attaquer, mais sans lui demander grâce. Il a dit à Ney : « La fortune est une franche drôlesse... » Nous allons voir vers qui cette courtisane, qui l’a tant choyé jusqu’ici, va se tourner...
Kvashnine, silencieux, cherchait à graver dans sa mémoire ce mot de Napoléon pour en faire part à sa mère, à leur première entrevue.
— On se réjouit à l’état-major, continua Vassili avec irritation, parce qu’on prétend que les Français, dès qu’ils seront dans Moscou, qu’on leur livrera sans coup férir, accepteront toutes les conditions qu’on leur proposera, qu’ils fêteront avec éclat cette paix et que, leur amour-propre satisfait, ils s’en iront en Pologne. Il faut bien espérer qu’il n’en sera rien : nous ne pouvons signer une paix humiliante !...
Et sur ces paroles, Vassili rendit la main à son cheval et rejoignit Miloradovitch : « Moscou, c’est la fin de Napoléon, le tombeau de sa fortune et de sa gloire, j’en suis sûr et je demande à Dieu de ne pas être détrompé, » pensait-il en lui-même.
Les rues par lesquelles passait l’arrière-garde étaient encombrées de voitures occupées par les partants ; les piétons affolés s’agitaient dans ce fouillis d’équipages : « Ils viennent ! criaient-ils, ils viennent, les Français ; ils sont déjà sur la Montagne-des-Moineaux !... » Des cris sauvages sortaient des carrefours ; la population saccageait et pillait les boutiques et les cabarets abandonnés ; les citadins qui n’avaient pu partir se cachaient dans les caves ou sortaient des portes cochères en portant les saintes images, et, saluant les passants, leur demandaient si nous étions vainqueurs ou si l’on reculait encore.
Miloradovitch, parvenu au pont Oustinsky, de l’autre côté de la Iaousa, faisait défiler devant lui ses colonnes, lorsqu’un officier cosaque arriva avec un rapport :
— Lieutenant Pérovsky, enseigne Kvashnine ! dit aussitôt le général.
Les jeunes gens s’approchèrent.
— Vous êtes tous les deux moscovites : connaissez-vous bien la ville ?
— Parfaitement, dirent-ils à la fois.
— Vous, Pérovsky, allez à la Barrière-Le-Fort, vous Kvashnine, vers celle de Boutirky : pressez les retardataires ! Le général Sikorsky s’est égaré, les cosaques sont restés en arrière. L’armistice ne peut pas durer... L’ennemi nous cerne et peut couper la sortie par Sokolniky, sur Le Fortovo. Si vous avez besoin de quelque chose, faites-le savoir : on se réunit à la Barrière-Rogojskaïa...
Les deux officiers, suivis de quelques cosaques d’ordonnance, traversèrent rapidement le pont et prirent ensemble la Solianka. Quoique son cheval fût rendu, Kvashnine ne restait pas en arrière. « Le sort est contre moi, se disait Vassili ; si c’était moi et non pas lui qu’on eût envoyé à la Boutirskaïa, j’aurais passé par les Étangs-des-Patriarches... Et si la princesse, comme me l’écrivait Aurore, n’a pas encore quitté Moscou, en passant devant leur porte, j’aurais peut-être aperçu ma fiancée à sa fenêtre ou sur le balcon ; je leur aurais dit de hâter le départ, car le danger est grand... Et voilà qu’on m’envoie à l’autre bout de Moscou... Si nous faisions un échange... »
— Eh bien, camarade, au revoir ! dit Kvashnine au même moment : ici je prends à gauche et vous à droite par la Pokrovka et le Champ-Gorokhovoë... Je connais bien tout ça ; un de mes oncles habite la Niémetzkaïa...
— Pardon, dit Pérovsky très agité, les minutes sont comptées. Un mot seulement. J’ai une fiancée à Moscou... dans la Bronnaïa, à deux pas des Étangs-des-Patriarches... Sur votre chemin vous verrez une maison à toit vert, avec un belvédère, deux lions à la porte cochère. Si, au retour...
— Commandez ! dit Kvashnine rougissant et jetant un regard sur son ordonnance : à qui appartient la maison ?
Pérovsky nomma la princesse.
— Prévenez seulement ces dames et, si elles sont parties, demandez au portier Karpp, ou à n’importe qui, où sont la princesse et sa petite-fille et si tout va bien ? Mais je crois vous avoir entendu dire que votre mère est à Moscou : si c’est sur mon chemin, j’aurais été heureux...
— Mon Dieu ! s’écria Kvashnine en serrant la main de Vassili, je suis tout à votre service : ma mère doit avoir quitté Moscou, mais si peut-être elle y est encore, nous pourrions aller prendre le thé chez elle et déguster de la nalivka[13], — et quelle nalivka, encore !.. Que ma vieille mère serait heureuse ! Elle habite à l’angle du carrefour Klemmtievsky, à la Piatnitzkaïa, dans le quartier Clément-Pape-de-Rome. La maison a un toit rouge, et si elle manque d’un belvédère, elle a un entresol...
— Adieu, répondit Pérovsky, et bonne chance ! Si vous arrivez avant moi au train des bagages, tâchez de retrouver mon planton : je crains qu’il ne perde mes effets.
Kvashnine réussit à exécuter les ordres de Miloradovitch à la Barrière-Boutirsky ; en passant dans la Bronnaïa, il s’arrêta chez la princesse où il apprit que tout le monde avait délogé depuis deux jours et, comme le portier lui parla du billet d’Aurore, il se le fit remettre ; tout fier de sa trouvaille, il galopa gaiement vers la Barrière-Rogojskaïa, mais il tomba au milieu d’un détachement français qui le fit prisonnier ; à la tombée de la nuit, il parvint à s’échapper ; au train des bagages, il trouva le planton de Pérovsky ; quant à celui-ci, personne ne l’avait vu.
Après avoir pris congé de Kvashnine, Pérovsky, suivi de son ordonnance, hâta sa course du côté de la Pokrovka. Un régiment qui passait dans le quartier Saint-Jean-Bouche-d’or le retint ; il transmit les ordres reçus au commandant, puis fut encore arrêté plus loin par les troupes d’infanterie qui sortaient de la Gorokhovaïa. Il passa à travers les rangs des soldats qui marchaient silencieux et mornes, se jeta dans une ruelle d’où il prit son chemin à travers des terrains vagues, et se trouva dans un bouquet d’arbres au bord de la Tchétchöra ; il comprit qu’en traversant la rivière, il atteindrait plus facilement Le Fortovo par la Basmannaïa ; là il rencontra un train de bagages dont les conducteurs s’étaient pris de querelle avec les chasseurs de Dimidoff qui escortaient une douzaine de chariots chargés de meubles, avec des lévriers, des chiens courants et des chevaux attachés à l’arrière. Ce ne fut qu’après quatre heures qu’il atteignit enfin le pont de Le Fortovo, mais là, nouvel obstacle : une colonne de cavalerie en retard arrivait, se poussant, se pressant. C’étaient des dragons et des cosaques.
— D’où venez-vous ? demanda-t-il.
— De Sokolniky.
— Votre chef de division ?
— Le major-général Sikorsky.
— Où est-il ?
Les soldats montrèrent un bois au-delà du pont.
— Plus vite, enfants ! il se fait tard, cria Pérovsky ; on se rassemble à la Barrière-Rogojskaïa, dépêchez-vous !
— Radi staratsa[14], répondirent plusieurs voix, et le plancher du pont retentit sous des pas accélérés, Vassili put enfin passer.
Le bois se trouva beaucoup plus éloigné qu’il ne l’avait cru : le chemin raboteux, défoncé par les pluies, traversait d’innombrables jardins potagers. La nuit tombait. Vassili, étonné qu’il fût si tard, pressait son cheval. Après avoir fait une verste environ à travers le bois, il vit près d’un étang un détachement militaire rangé en colonne. À travers le crépuscule, il put se convaincre qu’il n’y avait pas là seulement des Russes, mais des Français. Il hésitait encore. En se rapprochant il reconnut, à sa grande surprise, le général Sikorsky assis auprès du chef de l’avant-garde française : c’était, comme il le sut plus tard, le général Sébastiani. Il donna l’ordre à son cosaque de rester en arrière, et mettant la main à la visière de sa casquette, il alla droit à Sikorsky, et lui transmit les ordres de Miloradovitch.
— Que voulez-vous que j’y fasse, mon cher ? cria d’un ton mécontent le petit général, rond et vif (son regard était comme effaré, ses yeux rougis). Dieu m’est témoin que nous n’avons pas perdu notre temps : dès que nous avons appris l’armistice, nous avons marché comme tout le monde, mais ces messieurs, — et il désignait le général Sébastiani et d’autres, — ont coupé notre dernière brigade et se sont mis en tête de ne pas nous laisser passer ; enfin, tant bien que mal nous sommes parvenus à nous entendre. Dites à son excellence que nous la suivons sans nous arrêter.
Des ordres en français furent donnés : un régiment de cosaques du Don et un autre de dragons passèrent entre les rangs des détachements français.
Pérovsky attendit qu’ils eussent défilé, puis courut vers la lisière du bois où il avait laissé son ordonnance... Disparu ! Il l’appela, personne ne répondit. On entendait sans rien voir le piétinement de la brigade russe qui marchait vers le pont. Vassili se dirigea du même côté, mais les Français avaient déjà placé, entre le bois et le pont, leur chaîne de garde.
— Qui va là ? cria une sentinelle.
— Un parlementaire, répondit Pérovsky.
Mais la sentinelle ne le laissa pas passer, et l’officier qui plaçait les piquets, invita Vassili à le suivre auprès du général Sébastiani, qui lui donna l’autorisation de franchir la chaîne. À peine l’avait-il passée qu’il lui dépêcha son ordonnance pour le rappeler.
— Le roi de Naples est ici, dit-il ; vous parlez français, vous êtes instruit : cela lui fera plaisir de causer avec vous... Votre cordon est de l’autre côté du pont : vous avez donc le temps d’attendre une minute.
Pérovsky le suivit de mauvaise grâce : ils marchaient au pas, entourés d’aides de camp. Le bois dépassé, ils se trouvèrent en plein champ ; on voyait des feux ; après avoir traversé un fossé, ils arrivèrent près d’une grande isba ; une foule d’officiers stationnaient à l’entrée ; des soldats, avec des torches allumées, vinrent au-devant de la petite troupe.
Sébastiani, descendu de cheval, donna l’ordre de prendre celui de Pérovsky et l’engagea à attendre jusqu’à ce qu’il eût vu Murat. Vassili entra dans une chambre faiblement éclairée. Au dehors on entendait des bruits de voix ; des cavaliers arrivaient, partaient ; un Français de haute taille, une queue de cheval à son casque, entra et se mit à fureter dans l’armoire, cherchant quelque chose à manger, puis sortit en jurant. Une demi-heure après, le général Sébastiani entra.
— Le roi de Naples est occupé, dit-il, il ne peut vous voir avant demain matin : passez la nuit ici.
— Impossible ! répondit Pérovsky perdant patience. Je suis attendu ; j’avais apporté des ordres, je dois revenir au plus vite faire mon rapport... Ne me retenez pas !
— Je vous comprends... Mais la nuit, et par une telle obscurité, en vue de nos positions qui ne sont pas très nettement définies, vous ne pourriez guère rejoindre les vôtres sans danger.
— Suis-je donc prisonnier ? demanda Vassili en maîtrisant son dépit. Vous, général, mieux qu’un autre pouvez trancher la question, puisque vous avez vu que j’ai été envoyé au commandant de la brigade qui vient de partir...
— Voyons, jeune homme, calmez-vous, dit Sébastiani souriant en s’asseyant sur un escabeau. Je vous donne ma parole de soldat que vous verrez le roi de bonne heure, après quoi on vous remettra à vos avant-postes... Et maintenant, mangeons et reposons-nous ! Nous sommes tous abîmés de fatigue, il faut en convenir.
Un aide de camp apporta une espèce de gaine en cuir, couverte de poussière, contenant quelques victuailles et un flacon de vin. Il offrit à Pérovsky qui n’avait rien pris depuis le matin, un morceau de pain, du fromage, un verre de sauterne.
— Moscou est désert, abandonné par ses habitants, dit Sébastiani tout en mangeant : le savez-vous ?
— Il ne pouvait en être autrement, répondit Pérovsky.
— Mais l’empereur entre demain dans votre Kremlin ; il loge dans le palais des tsars : vous ne vous y attendiez pas...
— Notre armée existe, elle n’est pas en déroute.
— Si votre empereur nous avait tendu la main, Napoléon et lui seraient les maîtres de l’univers, et nous l’aurions montré à la perfide Angleterre en allant aux Indes... Du reste, il est l’heure de dormir, ajouta Sébastiani en voyant que Vassili ne lui répondait plus et n’avait pas touché à ce qui lui était offert.
On fit passer Pérovsky dans une autre pièce, remplie d’officiers d’état-major et d’ordonnance qui dormaient, couchés pêle-mêle sur le plancher. Il étendit son manteau à terre, mit sa casquette sous sa tête et sans ôter ses bottes se coucha dans un coin.
À la lueur des torches qui brûlaient encore dans la cour, il vit, assis près de la fenêtre, un jeune officier français d’une beauté remarquable, très pâle, avec un bras en écharpe et un mouchoir ensanglanté autour de la tête ; il causait avec quelqu’un qui était au dehors : ni l’un ni l’autre n’avaient fait attention à l’entrée de l’officier russe et ils continuaient leur entretien.
— Je l’ai vu un jour, portant une toque de consul en velours rouge et or, disait la voix de l’autre côté de la fenêtre en français mais avec un fort accent étranger. Qu’il était beau ! Ici, il apparaîtra sous un jour nouveau, dans le costume des anciens tsars, sans doute...
— Mais notre patrie, la reverrons-nous ? dit le blessé d’une voix affaiblie. Mon père m’écrit de Mâcon que les impôts deviennent toujours plus lourds, qu’on pressure le peuple : on a pris à ma sœur sa dernière vache, et ma sœur a six enfants...
— C’est un grand homme, répondit l’autre ; il n’aura pas dit en vain que cette Russie sauvage doit subir son destin. Souvenez-vous de ce que je vous dis : il affranchira les serfs, ressuscitera la Pologne, fondera les duchés de Smolensk, de Vilna, de Pétersbourg ; il y aura de nouveaux ducs, des vice-rois ; il distribuera des apanages à ses généraux et donnera la Pologne à son frère Jérôme...
— Cependant, interrompit le blessé, vous n’êtes pas général ; vos compatriotes sont braves, je ne dis pas le contraire, mais l’armée de Koutouzoff n’est pas anéantie et la fortune est aveugle.
— Vous parlez du hasard, reprit l’autre ; vous oubliez donc le mot du nouveau César : « Le boulet qui me tuera n’est pas encore fondu. » Le grand homme doit vivre et vivra longtemps encore, combattant comme les anciens preux pour les opprimés... Riga est pris ; Macdonald doit être à Saint-Pétersbourg... Vous n’en croyez rien ? Eh bien, si cela ne suffit pas, sachez qu’il y a pour des millions de faux billets de banque russes en circulation ; enfin on trouvera, on produira s’il le faut ; un nouvel usurpateur... Le peuple ne dit-il pas que l’empereur Paul existe, qu’il est là ?...
Le blessé ne répondit plus ; le silence se fit dans la chambre, au dehors les torches s’éteignirent...
« Tout cela serait-il vrai ? se demandait Vassili. Un peuple civilisé, un homme de génie tout récemment encore mon idole, pourraient-ils se laisser aller à ces extrémités ? Non, c’est impossible. Ces inventions sont le fait de cerveaux en délire, de ces gens enivrés d’orgueil qu’irrite leur malechance à Borodino ».
Pendant longtemps, Pérovsky ne put dormir. L’idée lui vint de sortir de l’isba sans être vu et de gagner le bois. Il se leva ; mais en entendant le qui-vive des sentinelles, il comprit l’inanité de sa tentative. Il se recoucha, et finit par s’endormir.
À l’aube, le tambour battit ; tout le monde s’éveillait, la journée s’annonçait douce et tiède. Sébastiani tint parole et envoya Vassili à Murat, avec un de ses aides de camp.
Le roi de Naples avait passé la nuit à Moscou. Pérovsky et son compagnon se dirigèrent vers le Zamoskvariétché où logeait Murat, près de l’église de Saint-Clément. Vassili chercha des yeux et découvrit la maison à contrevents verts de la mère de Kvashnine ; des soldats français sortaient précisément de la porte cochère, emportant des meubles et d’autres objets. À travers les fenêtres ouvertes on voyait d’autres soldats, le visage rouge et échauffé, se promenant dans les chambres, le casque sur la tête, l’uniforme en désordre. « Serait-ce le pillage ? pauvre Kvashnine ! » se dit Vassili en regardant un petit fantassin trapu, les jambes torses, le nez en bec d’aigle, qui traînait un gros paquet de linge et de vêtements de femme, en répétant : « C’est pour ma belle, c’est pour Paris ! »
Un peu plus loin, ils apprirent que le quartier-général de Murat avait été transporté à la Vshivaïagora ; ils rebroussèrent chemin et arrivèrent bientôt devant la grande maison de l’orpailleur Batashoff. Deux sentinelles étaient devant la porte cochère, et une garde d’honneur était rangée dans la cour. Au dessus de la maison à deux étages, flottait le drapeau royal, rouge et vert : dans le jardin, des chevaux sellés attendaient, attachés à des pieux, foulant le gazon et les parterres. Sur le perron se tenaient des généraux, des employés, des ordonnances. Au-dessous, un gros homme à tête grise, en habit bleu, avec jabot, le chapeau à la main, saluait tout en pleurant presque.
— Que chante-t-il ? cria d’un air ennuyé le général de service à qui le vieillard s’adressait avec force gestes.
— Voici un officier russe que le général Sébastiani envoie à sa majesté, dit l’aide de camp.
— Ah tant mieux ! fit le générai s’adressant à Pérovsky ; veuillez avoir l’obligeance de nous dire ce que veut cet homme.
Le solliciteur était le premier commis et le majordome de Batashoff.
— Que désirez-vous ? lui demanda Pérovsky sans descendre de cheval, dites, je traduirai.
— Ah ! notre père nourricier et orthodoxe, s’écria le gros homme tout content en se signant, vous êtes donc aussi prisonnier, comme nous !
— Nullement ! répondit Vassili d’un ton sec en rougissant. J’ai mon épée, vous voyez : donc je suis libre... Qu’ya-t-il ?
— Mais voilà, monsieur ; je suis Maxime Sokoff, majordome de la maison. Ils sont tous tombés ici avec leur roi (que le diable les emporte !) comme des bêtes fauves... Il n’y a pas moins de trente généraux, et les voilà installés chez nous depuis hier au soir ; voyant qu’il n’y avait rien à faire contre la force, nous leur avons préparé un gros souper. On est allé chez tous les boulangers sans pouvoir trouver du pain blanc, rien que du noir, excepté un quart de saïka pour leur roi, et ils se sont fâchés contre le pain noir, continuait le pauvre Maxime en s’épongeant le front. Et chaque général exige qu’on lui donne un lit douillet. une chambre, à part et où les prendre ?... (Ici un regard farouche aux Français.) Leur roi a pris son repas dans le salon, il a couché dans la chambre des maîtres ; les autres ont passé la nuit dans la grande salle, le salon du coin, la salle à manger et ils n’ont pas été satisfaits, car ils ne voulaient ni divans ni couchettes, rien que des lits et des coussins de maîtres : ils jetaient les nôtres par les fenêtres. Toute la nuit les bougies ont brûlé dans le grand lustre et dans les quinquets, et pour nous, le croirez-vous. monsieur, ils nous ont traités comme des va-nu-pieds... C’est une vraie ruine !... Ce matin, quand tous ces généraux se sont réveillés avec leur horde, dans la grande maison, dans l’aile des musiciens, dans la serre, à l’office, ils demandaient tous en même temps du thé ! à manger ! de l’eau-de-vie ! du bourgogne ! du Champagne... C’était à devenir fou, à se jeter à l’eau...
Vassili l’interrompit.
— Oui, du Champagne ! répéta en riant un des officiers de la suite, mais enfin que veut-il, ce bonhomme !
— Ils ont aussi terriblement pourchassé les femmes au jardin, dans les cuisines, continuait le majordome avec un regard charge de haine du côté des Français. Aujourd’hui, j’ose le dire et je vous prie de le leur répéter, leurs soldats ont enlevé aux cuisinières non seulement le pain chaud, mais même celui qui n’était pas cuit... Où cela s’est-il jamais vu ? Et voilà qu’un de leurs officiers, un fendant, un petit brun, oh ! celui-là je le reconnaîtrai bien ! est arrivé avec un palefrenier ; ils ont brisé la serrure de la remise, ils ont attelé nos trotteurs gris à la calèche de Vienne et sont partis sans dire gare ! ils les ont peut-être volés pour toujours... Qu’est-ce que cela leur fait, à ces brigands ? Il y en a qui n’ont sur le dos qu’un uniforme râpé et une culotte rapiécée.... et moi qui dois répondre de tout au maître ! « C’est comme cela, Sokoff, que tu veillais, » me dira-t-il !
Pérovsky traduisit ce discours : l’auditoire riait de bon cœur.
Tout à coup, un mouvement se produisit, tout le monde se tut et se précipita vers le perron où parut un général encore jeune, grand, mince, avec un nez romain, une figure avenante, des yeux vifs et riants ; ses cheveux châtains, coupés très courts sur le front, tombaient des tempes sur les épaules en longues boucles ondulées ; il était coiffé d’un tricorne brodé d’or et portait une tunique courte en soie verte avec une culotte marron, des bas bleus et des bottes polonaises. Sur sa poitrine s’étalait une chaîne d’or, formée d’aigles à une tête ressortant sur un ruban rouge, à ses oreilles des boucles comme en portent les femmes, un sabre turc à la ceinture ; par le col entr’ouvert sortaient négligemment les bouts d’une cravate de dentelle. C’était Murat, le roi de Naples. Le général de service fit son rapport sur l’arrivée de l’officier russe.
— Qu’avez-vous à me dire, capitaine ? demanda Murat en fixant ses yeux intelligents et bons sur Pérovsky, et soulevant poliment son chapeau, tout en se dirigeant, avec une démarche élégante, vers le cheval noir, couvert d’une housse brodée, qu’on lui amenait.
— Le général Sébastiani m’envoie à votre majesté qui désirait me voir.
— Ah ! oui... mais excusez-moi, mon cher, répondit Murat se mettant lestement en selle. Je suis pressé, vous voyez : à mon retour de la revue, je vous entendrai avec plaisir... Ayez soin de lui et de son cheval, ajouta-t-il en saluant affectueusement Pérovsky.
Escorté par une suite brillante, il quitta la cour au petit galop, avec une élégance un peu théâtrale. Le général de service recommanda l’officier russe aux ordonnances qui conduisirent Vassili dans l’aile des musiciens, donnant sur le jardin. Il y resta seul assez longtemps.
Tout en marchant de long en large, il ouvrit la porte et aperçut une sentinelle dans le vestiaire ; de la fenêtre il en vit une autre sous un tilleul, le fusil à l’épaule, gardant un fourgon militaire.
Enfin des pas se firent entendre, le majordome entra en soufflant ; un domestique le suivait portant un déjeuner sur un plateau.
— Oh ! ces goinfres, ces démons ! disait le vieillard en tirant de sa poche un flacon tressé d’osier. Je suis pourtant parvenu à sauver quelque chose ! Prenez ceci, monsieur, c’est du vrai rhum de la Jamaïque.
Pérovsky en but un verre et déjeuna copieusement.
— Pétia, dit le majordome au garçon, nous avons encore du jambon et des oies fumées : tiens, voici la clef du garde-manger ; elle restera dans ma poche jusqu’à ce que ces affamés (que l’enfer les prenne !) s’en soient emparés ; tu trouveras aussi du beurre dans un petit pot, derrière la porte : apporte-le sans être vu !
Le domestique sorti, Maxime s’assit sur le bord d’une chaise en s’essuyant le visage.
— Ils ne manqueront pas de lumière ici ; ils en auront à souhait pour illuminer leur départ, les monstres ! fit le majordome après un moment de silence.
— Comment cela ? demanda Pérovsky.
— Vous ne savez pas !... Mais regardez par la fenêtre : Moscou brûle !
— Où ?... Où donc ?
— Cela a commencé à la Pokrovka. En venant ici, j’ai vu le feu dans la Zamoskvariétché. Ils sont tous sortis de la maison pour regarder l’incendie, et ils gesticulent et parlent dans leur baragouin...
Vassili s’approcha de la fenêtre ; les arbres empêchaient de voir la rive, mais au-dessus de leurs cimes, du côté du monastère Donskoï, une épaisse colonne de fumée s’élevait menaçante.
— Ah ! ces païens ont fait bien du mal et perdu trop d’âmes innocentes : quel compte à rendre au jugement dernier !
— Penses-tu que ce soient les nôtres qui aient mis le feu ?
— Et comment en serait-il autrement ? dit le vieillard étonné : du moment qu’on n’a pas le temps de sauver son bien, il faut le brûler ! Moi, par exemple, j’ai veillé et gardé le bien de mes maîtres pendant toute ma vie... En voyant le pillage, et pendant que je vis encore, les mains me démangent de saisir un brandon de paille et de les brûler tous pendant leur sommeil, y compris leur Bonaparte !...
« Le voilà, le peuple russe, se dit Vassili. Il a mieux jugé nos conquérants que nous autres, et plus simplement ! »
— Oncle ! dit le garçon en rentrant, on brise les coffres, je n’ai pas osé descendre à la cave...
— Qui brise les coffres ? où ? s’écria le vieux, tressautant sur sa chaise,
— Les soldats sont entrés dans votre chambre : ils emportent la vaisselle, les saintes images, vos habits, ils ont sorti du coffre votre pelisse de renard et la robe de chambre neuve de la tante.
— Ah ! ils se souviendront de nous ! dit le majordome... et, tout éperdu, il se précipita dans le corridor et ne revint pas. Des cris déchirants se firent entendre dans le sous-sol : une poignée de soldats avec un sergent sortirent par la porte du jardin et traversèrent rapidement la cour ; le pillage était arrêté, le silence se fit ; une heure se passa. Vassili, inquiet, s’efforçait de comprendre pourquoi on le retenait ; il s’étendit sur une causeuse... L’idée de s’évader lui revint encore, mais où et comment ! Un bruit de bottes éperonnées se fit entendre ; un attaché de l’état-major parut disant que le roi de Naples, retenu jusqu’alors au Kremlin, venait de rentrer, qu’il dînait en ce moment et priait Pérovsky de venir le rejoindre. On conduisit Vassili dans une autre antichambre où il attendit encore assez longtemps, ; avec le bruit des assiettes et des bouchons du Champagne, les voix très hautes des convives arrivaient jusqu’à lui... Quand il fut introduit, les bougies étaient déjà allumées. Murat écrivait, il avait l’air soucieux.
— Quelle journée, capitaine ! je vous ai fait attendre longtemps... Que d’ennuis inattendus nous arrivent ! Asseyez-vous. Vous êtes un Russe instruit ; expliquez-nous une chose que nous ne pouvons comprendre : pourquoi le peuple a-t-il si peur de nous ? à quoi tient cette fuite inexplicable de tous les paisibles habitants de Moscou ?...
— Je suis embarrassé de répondre, j’appartiens au camp ennemi.
— Parlez sans vous gêner, reprit Murat d’un air aimable et protecteur en regardant de ses yeux fatigués mais attentifs l’officier russe ; je vous assure que nous n’y comprenons rien !
Vassili se souvint des menaces du gros Maxime et du brandon de paille...
— Depuis deux siècles, Moscou n’a pas été envahi par l’étranger, répondit-il. Je ne sais ce que dira la Russie quand elle apprendra que la ville a été rendue sans combat et que l’ennemi est au Kremlin...
— Sommes-nous donc des barbares, des exterminateurs ? dit Murat en souriant avec condescendance. En quoi menaçons-nous la vie et la propriété des Moscovites ? On nous a livré Moscou sans coup férir ; comme des marins qui aperçoivent la terre, nos soldats, à la vue de cette ville si ancienne et si grandiose, se sont dit : Moscou, c’est la paix, la fin d’un long et loyal combat... Hier, nous avons accepté la prolongation de l’armistice, nous avons laissé passer vos détachements, vos trains de bagages, et, tout à coup...
— Mais, sans l’armistice, dit Pérovsky, notre armée était prête à se battre ; à chaque carrefour, à chaque coin de rue, ce sont des couteaux que vous auriez rencontrés au lieu de sabres...
— Et pourquoi une telle réception ? Que veulent dire ces incendies ? C’est tout bonnement un guet-apens !...
Murat avait prononcé ces paroles d’un air emporté ; il se leva.
— Depuis hier on me retient ici, dit Pérovsky : l’incendie a commencé depuis.
— C’est une trahison ! continuait Murat en arpentant la chambre ; la police n’existe plus, les pompes ont disparu : il est patent que Rostopchine a donné le signal à ses complices laissés ici pour que Moscou soit brûlé de fond en comble... Mais nous le lui rendrons ! Son signalement est donné : mort ou vif, nous l’aurons entre nos mains ! Ce n’est pas ainsi qu’on se comporte avec ceux qui sont allés pour vous à Tilsitt, à Erfurt...
— Majesté, dit Vassili, je ne suis qu’un simple officier, les devoirs de mon service me réclament, les questions politiques me sont étrangères. Si vous avez appris de moi ce que vous désiriez savoir, je vous conjure de me laisser retourner à mon poste : je suis aide de camp du général Miloradovitch, et c’est lui qui m’a envoyé...
— Comment ! vous n’êtes pas prisonnier... dit Murat étonné.
— Non, je ne suis pas prisonnier. Le général Sébastiani m’a retenu pendant l’armistice, disant que votre majesté souhaitait me voir : son aide de camp qui m’a amené ici peut certifier l’exactitude de mes paroles.
Murat réfléchit un instant, puis sonna et fit chercher l’aide de camp, mais il était parti.
— Je vous crois, dit-il. Je me souviens maintenant que Sébastiani m’a proposé d’entendre un officier russe... C’était donc vous ? Je devais ensuite vous renvoyer au général Miloradovitch. Mais cela ne dépend plus de moi : il faut l’ordre du chef de l’état-major, le prince de Wagram. Il est tard, ajouta-t-il d’un ton bref. On ne vous laisserait plus entrer au Kremlin, la résidence de l’empereur. Je vous y enverrai demain matin avec plaisir.
Une fois encore on reconduisit Pérovsky dans l’aile des musiciens. En traversant la cour, il entendit des injures et une voix d’homme qui disait : « Mais, ma belle, je vous garantis que la signora Prascovia sera partout respectée... »
— Va-t’en au diable, butor ! répondit la signora Prascovia. Si tu ne me laisses pas aller en paix, je te jure que je t’assomme avec une bûche,... ou bien j’appelle au secours.
Vassili s’étendit sur la couchette sans se déshabiller ; ni le majordome, ni aucun autre domestique ne vinrent le trouver : il passa la nuit sans fermer l’œil. Au matin, le même individu que la veille vint le prévenir qu’il avait reçu l’ordre de l’envoyer à Berthier avec un officier de service.
Dans la cour, voyant que son compagnon était en selle, Vassili demanda qu’on lui rendît son cheval. On alla le chercher dans les jardins, à l’état major, aux écuries royales... le cheval avait disparu : il dut forcément suivre à pied jusqu’au Kremlin.
Tout le long du chemin, dans les rues Solianka et Varvarka, devant la maison des Enfants-Trouvés, près du Gostinnoïdvor, Vassili eut le cœur serré à la vue de ce qui se passait. Tout près de la résidence du roi de Naples, dans la Solianka, des groupes de soldats avinés, débraillés, se promenaient en désordre, portant sous le bras les objets pillés dans les maisons ou les boutiques. Dans l’église de Sainte-Barbe-Martyre, Pérovsky vit, par la porte ouverte, qu’on avait installé des chevaux jusque dans le sanctuaire ; sur les murs était écrit au charbon : « Écuries du général Guilleminot... »
Le temps était lourd, le ciel couvert de nuages épais, le vent du nord soufflait perçant. Sur la place brûlait un vrai bûcher : meubles jetés par les fenêtres, chaises, canapés moelleux éventrés, cadres dorés, tables de laque, tout flambait.
Les étincelles volaient sur les vieux toits des maisons voisines ; personne n’y prenait garde. Pérovsky vit tout d’un coup une épaisse colonne de fumée s’élever précisément sur l’emplacement de la maison Batashoff qu’il venait de quitter : « Le majordome aurait-il tenu parole ? se demandait-il. C’est bien possible, le vieux avait l’air décidé. Je commence à croire qu’en effet ce sont les Russes qui mettent le feu... »
Les boutiques du Gostinnoïdvor étaient enveloppées de fumée ; des soldats français de toute arme, sales, déguenillés, emportaient chacun une part du butin qu’ils se disputaient entre eux, caisses de thé, de raisins secs, sacs de fruits, barriques de vin, de sucre, de miel, ballots de drap et de toile...
Près du Zariadié, une bande de maraudeurs ivres entraînait deux prisonniers : l’un portait un chapeau gris et une redingote bleue à la mode du jour ; l’autre âgé, long et maigre, était déguisé en paysan russe : les pillards enlevaient au plus jeune redingote, chapeau, bottines, chaussettes ; pâle et éperdu, ses pieds nus sur le pavé, il regardait autour de lui ; les soldats tenaient l’autre par la main, s’efforçant de le faire asseoir pour lui prendre ses bottes... « Mais c’est Gérambeau avec son compagnon de l’autre jour, » se dit Pérovsky étonné en les reconnaissant.
Gérambeau, en ce moment, reconnut aussi Vassili... Mais le croyant envoyé à Moscou comme parlementaire, il n’osait lui demander sa protection.
— Quelle infamie ! dit Pérovsky à haute voie en montrant avec indignation cette scène à son compagnon. N’allez-vous pas mettre ordre à tout cela ? C’est de la brutalité envers de paisibles habitants, du brigandage en plein jour... Je connais celui qui a un caftan : c’est un de vos compatriotes !
— Ah bah ! un Français ?... Mais puisqu’il habite Moscou, peu importe, dit l’officier en se dandinant et s’éloignant du groupe... Que voulez-vous ? On les interrogera ; s’ils sont innocents, on les relâchera. Tout cela, ce sont les désagréments inséparables de la guerre. Mais vous êtes gentils, vous autres ! Non seulement les citadins sont partis, mais les citadines aussi... C’est inhumain, cela ! Où sont vos charmantes barines, vos demoiselles ?...
Vassili regarda attentivement son conducteur, et vit qu’il était un peu lancé. Le tambour battait, le vent soulevait des tourbillons de poussière ; on entendait des piétinements de chevaux et le grincement des roues d’un convoi de bagages. Un régiment de gardes à cheval suivi d’artillerie, défilait sous la Porte-du-Sauveur, passant devant l’église de Vassili-Blagennï, et se rendant au Kremlin. À la suite venaient des voitures, des calèches neuves aux vernis brillants, enlevées dans les établissements des carrossiers ; sur les sièges étaient assis des soldats de cavalerie, aux visages hâlés et couverts de poussière, aux casques de cuivre, conduisant les chevaux ; aux portières d’un landau se montraient des têtes rieuses ; c’étaient des prisonnières enlevées dans les faubourgs de Moscou : elles croquaient gaiement des noisettes.
— De quoi vous plaignez-vous ? dit Vassili à l’officier : voilà les Sabines des Romains d’aujourd’hui.
— Pas pour nous, mais pour d’autres, dit celui-ci en montrant le Kremlin. L’empereur a couché dans le palais des tsars. Il est sorti sur un des balcons pour admirer, au clair de lune, cette féerique cité des mille et une nuits. Ce matin, il a dit au roi de Naples qu’il demanderait à Arnault ou à Luce de Lancival d’écrire une tragédie intitulée : Pierre le Grand. Remarquez la différence : celui-ci allait étudier en Occident pour vous instruire à son retour, et celui-là vient en personne vous apporter la civilisation.
Ne pouvant continuer leur chemin, Pérovsky et son conducteur descendirent vers la rivière et entrèrent dans le Kremlin par la Porte Taïnitzkaïa. Vassili vit des fourneaux construits à la hâte ; des employés de confiance y jetaient des vases, des calices, des chasses, des croix, d’autres objets précieux enlevés aux églises, et dont on faisait des lingots.
— Ceci ne vous indigne pas non plus ? dit l’officier russe en montrant le sacrilège qui se commettait. Et dire que c’est nous qu’on appelle barbares !
— Je vous conseille de vous abstenir de juger, dit le Français : cela n’est pas de mise ici. Nous songeons à la guerre et non aux ornements d’églises ; nous avons un demi-million de soldats et pas un prêtre, ajouta-t-il en souriant : vous feriez mieux de me dire où sont cachées vos barines et barishnis... Mais nous voici arrivés : venez, je vous prie, par ici.
À l’entrée du château, près du « Perron-Rouge, » deux sentinelles à cheval, enveloppées de grands manteaux blancs, se tenaient immobiles. Le poste d’honneur, composé de grenadiers de la vieille garde, était installé à l’intérieur et sur le perron de la cathédrale de l’Archange. Sur un grand feu, la soupe des soldats cuisait dans une vaste chaudière. Le conducteur de Pérovsky, ayant reconnu un ami dans le commandant du poste, lui confia Vassili qu’on fit entrer dans la cathédrale où les officiers l’entourèrent, lui faisant force questions et le plaisantant sur ce qu’il affirmait ne pas être prisonnier.
La cathédrale avait un aspect indicible de désolation : outre le corps de garde, on y avait établi un magasin de vivres et même une boucherie et une cuisine. Les saintes images enlevées aux murs, posées sur des caisses de gruau, de farine, servaient de sièges aux soldats ; dans le sanctuaire, une couchette faite avec les portes mêmes du lieu très saint, appuyée contre l’autel et drapée d’un splendide vêtement de prêtre en soie lilas, était occupée par la cuisinière du régiment, grosse rougeaude joufflue qui épluchait des carottes : la table et l’autel étaient couverts de tout un attirail de cuisine ; des oies, des pièces de gibier se balançaient au grand lustre ; des clous fichés dans l’iconostase supportaient des quartiers de bœuf saignants, enveloppés d’une riche nappe d’autel ; des soldats fumaient et jouaient aux cartes ; l’air était suffocant.
Les officiers qui entouraient Pérovsky lui demandaient ce qu’était devenue l’armée russe, où étaient Koutouzoff et Rostopchine ; ils se plaignaient de ne pouvoir trouver ni tailleurs ni bottiers pour remonter leur garde-robe ; bientôt même on ne saurait où trouver de l’argent et, depuis la veille, la ville prenait feu de tous côtés.
Vassili répondait que les Russes souffraient encore davantage et cela par la faute des Français... Bientôt son conducteur l’emmena pour le présenter au maréchal prince Berthier.
Ils traversèrent plusieurs salles de réception remplies d’officiers de la suite de l’empereur, de pages aux uniformes brodés d’or, et Pérovsky se trouva dans une galerie de passage donnant sur « la Moscou-Rivière. » Près d’une haute porte dorée, se tenaient deux grands mamelouks en turbans blancs et jaquettes rouges ; un petit page poudré, en uniforme et bas de soie, tenait un livre sous son bras et, comme les mamelouks, ne quittait pas des yeux la porte fermée ; des voix se faisaient entendre dans la chambre à côté. Vassili jeta un coup d’œil par la fenêtre : le tableau qu’offrait, au-delà de la rivière, tout un grand quartier de Moscou en flammes, la Zamoskvariétché, était horrible à voir, une vraie mer de feu et de fumée, d’où surgissaient çà et là quelques toits demeurés intacts. L’incendie était si rapproché qu’il teignait en rouge la chambre et ceux qui s’y trouvaient. Vassili se souvint de la teinte pourpre qu’avait revêtue le ciel au-dessus de Moscou, lors de sa dernière promenade avec Aurore, à la Montagne-du-Salut. « On aurait pu croire que c’était une prophétie, se dit-il avec un soupir.
— Vous admirez le fruit de vos œuvres, dit une voix brusque derrière lui.
Il se retourna, et vit, ou plutôt devina, dans une auréole enflammée, Berthier, le chef de l’état-major, entouré d’aides de camp. C’était un vieillard maigre, à la poitrine étroite, et visiblement enrhumé. Ses joues étaient rouges de fièvre, il portait une écharpe de laine autour du cou, ses yeux jetaient des éclairs de colère.
— C’est une chose révoltante, continua-t-il. Vous et les vôtres, vous nous le payerez !
— Je ne comprends pas vos paroles, monsieur le maréchal, dit Vassili : que reprochez-vous aux Russes ?
— Entendez-vous ? Il s’excuse !... exclama Berthier irrité. Vos compatriotes brûlent une ville magnifique, abandonnée ; ils nous brûlent, nous ! et nous ne devrions pas vous accuser ? Mais nous saurons la vérité... Une commission est nommée pour rechercher les incendiaires... Tout se découvrira !
— Pardonnez-moi, monsieur le maréchal ; j’ai été retenu pendant l’armistice ; les incendies ont commencé après : il m’est donc impossible de vous en expliquer les causes. Je vous supplie d’ordonner qu’on me laisse retourner à mon poste. Le général Sébastiani m’en a donné sa parole : la parole d’un officier français...
— Je n’y puis rien, répondit Berthier se fâchant contre sa toux. Il n’est pas en mon pouvoir de vous renvoyer. On me dit que vous avez passé deux jours au milieu des troupes françaises ; vous n’avez pas été entouré des précautions voulues ; vous avez pu voir et entendre des choses que vous ne devez pas savoir...
— Ce n’a pas été ma faute si l’on m’a retenu aux avant-postes, dit Vassili : demandez-le à ceux qui l’ont fait. Je vous le répète, je me permets de protester : c’est de la violence, car je ne suis pas prisonnier. Le sentiment de la justice et de l’honneur, la parole d’un général français seraient donc...
— L’honneur ! la justice ? s’écria Berthier en montrant la fenêtre avec un geste de mépris... Par quoi les Russes rachèteront-ils ce vandalisme ? Tout ce que je puis faire pour vous, c’est de soumettre votre supplique à l’empereur. Attendez ! il vous entendra peut-être lui-même, quoique je ne puisse pas en répondre : il est occupé...
Au même moment, du bruit se fit entendre. On parlait, on criait : « Au feu ! nous brûlons ! » Tout le monde se précipita aux fenêtres, mais on ne voyait pas où l’incendie avait éclaté. Une confusion extrême s’ensuivit. Berthier envoya ses ordonnances aux informations, et lui-même se dirigea vers la porte gardée par les mamelouks.
Cette porte s’ouvrit tout à coup, et sur le seuil parut un homme de quarante à quarante-cinq ans, pas grand de taille, assez gros, et dont la figure d’une pâleur mate s’éclaira des lueurs de l’incendie. De rares cheveux, soigneusement peignés, retombaient en mèches courtes au-dessus de ses yeux d’un gris bleu, le menton se perdait à demi dans les plis d’une cravate blanche fortement nouée. Ses jambes courtes étaient enfermées dans des culottes de peau de daim et chaussées de hautes bottes à glands ; aucune décoration sur sa longue redingote gris-sable, ouverte sur la poitrine. À son aspect, tous ceux qui se trouvaient dans la salle se rangèrent, saluèrent et restèrent immobiles comme des statues. Quant à lui, il ne salua ni ne regarda personne. D’une main il tenait un papier, de l’autre une tabatière. Il avait l’air mécontent, et paraissait enrhumé comme Berthier.
Pérovsky reconnut Napoléon : le sang lui monta à la tête. « Le voilà donc, le héros de Marengo et des Pyramides ! se disait-il tout en dévisageant l’empereur. Est-ce bien lui, mon idole, mon dieu tout puissant d’autrefois ?... Il y a quelques jours à peine, il galopait vers la redoute de Raïevsky, et, en ce moment, je ne suis qu’à quelques pas de lui... Est-il possible qu’il y ait quelque chose de commun entre lui et ceux qui l’entourent, et qui font en son nom tant de mal ? Non, quel qu’il soit, c’est un envoyé de la Providence : il me comprendra et je redeviendrai libre. »
Il fit un pas vers Bonaparte, mais deux mains de fer le saisirent et une voix menaçante chuchota à son oreille : « Si vous bougez, vous êtes mort. »
Des paroles brusques et hautaines se firent entendre. « C’est lui qui parle », se dit Vassili avec un frémissement d’enthousiasme.
— Les Russes nous brûlent, vous en ferez part au prince d’Eckmühl, dit Napoléon en tendant négligemment le papier à Berthier. Je donne ordre qu’on fusille par dixaines et centaines... Mais qu’est-ce que ce bruit ? demanda-t-il encore en regardant autour de lui, et Vassili eut l’impression qu’il le regardait lui aussi. Il sentit comme un engourdissement d’extase.
— On a pris et amené aujourd’hui de nouveaux incendiaires ; ils sont enfermés tous ensemble, répondit Berthier en s’inclinant ; le président de la commission, général La Hère, est sur la trace des criminels... Voilà un des officiers que j’ai envoyés s’enquérir de ce qui se passe dans le château...
Après avoir longuement humé une prise de tabac, Napoléon fixa son regard sévère sur l’ordonnance.
— Il n’y a aucun danger, majesté, dit l’officier en s’inclinant devant l’empereur ; c’est le bois de chauffage qui a pris feu grâce à une étincelle ; on a dispersé les bûches, tout est en ordre.
— Qu’on dise à l’inspecteur du château qu’il est un animal, reprit Napoléon. Tout est en ordre... quelle chance ! Qu’on double, qu’on triple la prime offerte pour la tête de Rostopchine, et qu’on fusille les incendiaires sans pitié, ni jugement.
Cela dit, Napoléon tourna le dos à Berthier, et sortit en fermant la porte à grand bruit.
Pérovsky remarqua encore mieux en ce moment la disproportion choquante entre la longue taille et les courtes jambes de l’empereur, et fut frappé de l’expression froide et dure de ses yeux ; l’accent italien lui parut très prononcé : il disait presque « sance » pour « chance, » et parlait avec une très grande rapidité. Vassili éprouvait le sentiment d’un homme qui tombe de très haut... « Une prime pour la tête de Rostopchine ! des hommes fusillés par centaines ! se répétait-il... Voilà donc ce qu’est ce soldat couronné ! Il a traversé l’Europe pour apporter ici le fer et le feu, et il a été mon dieu... Comme Aurore avait raison ! Ah ciel ! si je pouvais seulement m’échapper !... » L’antichambre était à moitié vide ; ceux qui étaient restés regardaient de travers et avec méfiance l’officier russe.
— Suivez-moi ! lui dit une des ordonnances de Berthier.
— Où donc ? demanda Vassili.
— Il vous est enjoint d’attendre hors du château, jusqu’à ce qu’on ait parlé de vous à l’empereur.
Vassili sortit sur le perron d’honneur ; au bas, un officier de service procédait à l’interrogatoire d’un agent de police qu’on venait d’arrêter.
— Pourquoi êtes-vous resté à Moscou, quand tous les autres employés de la police sont partis ? Qui brûle Moscou, et par l’ordre de qui brûle-t-on ?
Pâle et tremblant de frayeur, le malheureux regardait éperdu l’officier qui l’interrogeait, ne comprenant pas un mot de français, il demeurait muet.
— Je crois que nous tenons enfin le chef des incendiaires, dit l’officier d’ordonnance : il doit nécessairement tout savoir, il aura été laissé pour diriger le feu.
Pérovsky ne put résister au désir d’intervenir : il questionna le prisonnier et traduisit ses réponses. Celui-ci n’était point coupable. On l’avait laissé en arrière pour emballer différents objets de la couronne. Il cherchait une voiture pour sa femme et pour lui, quand il avait été arrêté à la Barrière par le guet de nuit.
— Nous verrons cela, dit sévèrement l’officier : c’est à la commission d’arriver à la vérité. En attendant, qu’il soit incarcéré avec les autres...
Les soldats saisirent l’inculpé par le bras, et disparurent au-dessous du perron, dans la cave qui servait de prison.
— Je vous certifie, dit Vassili, que les officiers de police ne sont pour rien dans les incendies : celui-ci est un père de famille.
— Cela ne nous regarde pas, répliqua l’officier instructeur : nous exécutons les ordres reçus.
— Mais enfin, qu’est-ce qui attend les malheureux enfermés dans cette cave ?
— Une affaire très simple, on les pendra... ou bien les prendra-t-on peut-être en pitié : alors ils seront fusillés.
L’ordonnance dit deux mots à voix basse à l’officier. Celui-ci désigna l’église de « Spass-na-borou ; » Vassili fut invité à suivre son compagnon et, quittant le château, ils s’approchèrent du péristyle d’où l’on voyait les flammes du Zamoskvariétché.
— Pourquoi venons-nous ici ? dit Vassili à l’ordonnance qui poussait le verrou et ouvrait la porte.
— Il est défendu de vous rendre la liberté, répondit celui-ci en engageant Pérovsky à entrer ; l’empereur vous fera certainement appeler tout à l’heure : il déjeune en cet instant.
— Mais pourquoi l’empereur aurait-il besoin de moi ?
— Il trouvera bon peut-être de faire dire quelque chose par vous à vos chefs. Nous avons trouvé ici des milliers de blessés russes, et nous avons si peu de médecins !... puis, il y a les incendies... Du reste, j’exprime ici une simple opinion personnelle. Au revoir.
La porte de fer glissa lourdement et se referma ; Vassili, resté seul, se jeta à terre désespéré. Son dernier espoir s’en allait. Il ne lui restait en fait de consolation que le sentiment de ne pas se trouver enfermé dans la même cave que les malheureux accusés d’être les incendiaires de Moscou. Qu’est-ce qui l’attendait maintenant ?
Une heure se passa, puis une autre. Personne n’approchait : on l’avait probablement oublié... N’ayant ni bu ni mangé depuis le matin, il souffrait ; mais, par-dessus tout, il était en proie aux plus douloureuses inquiétudes.
« Et si, dans ce désordre, on m’oublie tout de bon ici ! pensait-il. L’ordonnance de Murat est certainement repartie, ainsi que l’aide de camp de Sébastiani. L’officier de garde a dû être relevé... qui donc se souviendra qu’un militaire russe est enfermé dans cette église, et combien de temps vais-je me morfondre ici ? » Et des possibilités plus angoissantes les unes que les autres se succédaient dans son esprit tourmenté. La tête appuyée sur les degrés du sanctuaire, il demeurait immobile, étendu sur le sol. Sa lassitude, les tortures morales qu’il éprouvait lui firent perdre connaissance : il ne revint à lui que vers le soir.
Les sinistres lueurs des flammes éclairaient les fenêtres de la vieille église ; les figures des saints semblaient regarder avec compassion le malheureux jeune homme ; des objets en désordre gisaient à terre, oubliés là après le pillage ; l’ombre des doubles châssis, tombant sur les murs et les dalles, faisaient ressembler l’église à une vaste cage de fer.
« Pourquoi, mon Dieu, me faites-vous passer par cette fournaise ? se demandait-il ; pourquoi ma force demeure-t-elle inutile ?... » Et les souvenirs de sa vie se pressaient dans sa mémoire : il se rappelait sa déclaration à Aurore, il la voyait lui disant adieu. « Trapinine et Mitia Oussoff... étaient-ils encore vivants ? Où se trouvaient-ils ? où était sa fiancée ? A-t-elle eu le temps de fuir de Moscou avec sa grand’mère ? Peut-être ont-elles essayé de partir et, comme pour ce pauvre officier de police, était-il trop tard. On les a arrêtées... Que deviendraient-elles ? » Il voyait Aurore captive, les terreurs de la vieille princesse sans force et sans défiance, sa bien-aimée exposée aux brutalités des soldats... il tremblait, en proie à la faim, à la soif ; il cherchait sur l’autel et à terre les miettes des pains bénits... il en rassemblait les moindres parcelles qu’il mangeait avidement. Une seconde nuit vint, plus affreuse que la première. Les yeux fermés, il s’efforçait de dormir, mais le sommeil le fuyait. Le vent, qui soufflait plus violemment, et les cris des soldats le réveillaient sans cesse ; il se soulevait délirant, écoutait, sautait sur ses pieds et retombait sur les froides dalles : personne ne venait ! À l’aube, il entendit un grand bruit, d’abord indistinct, puis des voix qui criaient : « Au secours ! de l’eau ! de l’eau ! » Des gens couraient devant l’église ; évidemment, le feu était tout près : peut-être même était-ce l’église qui brûlait...
Il se précipita vers une fenêtre grillée donnant sur les écuries du château : une épaisse fumée en sortait, les étincelles volaient... Des valets d’écurie, effarés, faisaient sortir les chevaux et les attelaient à des voitures, à des fourgons de service.
Un gendarme traversait la cour au pas de course ; des pages, des aides de camp couraient de tous côtés ; au loin on entendait le tambour battant aux champs ; un détachement de gardes à cheval vint se ranger devant l’église ; bientôt la place fut couverte de troupes : à travers les rafales on distinguait le roulement des voitures qui s’éloignaient.
Longtemps après, Vassili apprit que le toit de l’arsenal avait pris feu : les sapeurs avaient éteint l’incendie. Réveillé par cette nouvelle alarme, Napoléon entra en fureur, et donna un coup de pied en plein visage au mamelouk qui lui présentait sa culotte de daim, déclarant, avec force injures, qu’il quittait le Kremlin. Une heure plus tard, il s’installait hors de Moscou, dans le château Pétrovsky.
Un détachement de la garde suivit l’empereur. La place redevint déserte. Le vent mugissait, faisant tourbillonner la poussière ; de grosses gouttes de pluie tombaient. Vassili écoutait, regardait : personne ne venait.
« Mon Dieu, s’écria-t-il désespéré en secouant les barreaux de la fenêtre, plutôt la mort qu’une pareille torture ! »
À cet instant, on entendit des voix, des pas qui se rapprochaient. Pérovsky courut à la porte et s’y tint haletant ; il écoutait. Passerait-on tout droit ? allait-on s’arrêter ?... Les pas se dirigeaient vers l’église ; le verrou grinça, la porte céda, un peloton de grenadiers, accompagnés d’un sergent de grande taille, était là sur le perron ; au bas des marches, deux soldats tenaient suspendue à un bâton une chaudière remplie de soupe fumante.
— Tiens ! le logement est déjà pris, dit gaiement le sergent en examinant l’église, et nous qui pensions déjeuner ici et y faire un bon somme !... — Capitaine, continua-t-il en s’adressant à quelqu’un dans la cour, il y a un Russe ici dedans : qu’en faut-il faire ?
Un officier, long, maigre, aux cheveux longs et frisés, jeta un regard indifférent sur le prisonnier et se détourna.
— Je suppose qu’il ne peut pas rester ici avec nous, dit le sergent...
— Mettez-le dans la cave avec les autres, répondit négligemment le capitaine en s’éloignant.
Un nuage passa devant les yeux de Pérovsky, un vertige le prit, il se précipita vers la porte et, repoussant les soldats, courut au perron.
— Où ordonnez-vous qu’on me mette ? avec qui ? criait-il dans sa terreur en s’adressant au capitaine. C’est contraire à toute religion ce que vous faites-là ! Je sais de quoi sont soupçonnés les prisonniers et ce qui les attend...
Le capitaine interdit s’arrêta.
— On m’a retenu hors de la ville pendant l’armistice, et l’on m’a oublié ici. Je ne suis pas un prisonnier ; vous voyez qu’on m’a laissé mes armes, voilà mon épée, et vous...
— Veuillez m’excuser, reprit le capitaine comme éveillé en sursaut : j’ai fait erreur.
— Merci ! cette erreur allait me coûter la vie.
— Oh ! dit le Français en serrant la main de Pérovsky, c’eût été un grand malheur ! Je vais de ce pas demander où il faut vous transférer.
Une demi-heure plus tard il était de retour.
— J’ai ordre de vous conduire au prince d’Eckmühl : tous les égards vous seront témoignés.
Et il désigna, pour accompagner Pérovsky, un grenadier à cheval qu’il avait amené.
« Il ne me manquait plus que cela, se dit Vassili ; une quatrième arrestation ! et on me conduit devant qui ? devant le terrible maréchal Davout... »
Le prince d’Eckmühl avait pris ses quartiers dans la maison du grand manufacturier Milioukoff, sur le Diévitchépolé. Pérovsky suivait le grenadier à travers des rues incendiées, où quelques maisons flambaient encore.
Le pillage, la maraude faisaient rage plus que jamais. Les soldats traînaient à travers la fumée des caisses de vin et de comestibles, des ballots d’étoffes. Près des portes cochères des maisons qui avaient été épargnées, des groupes de soldats affamés, sales, dépenaillés, se disputaient les objets pillés. Sur les places publiques, des feux flambaient pour réchauffer les soldats, saisis par le froid subit qui était survenu. Près de l’église de la Trinité, le grenadier, rencontrant un artilleur de sa connaissance, lui demanda le chemin le plus court pour arriver à la maison du maréchal.
Par la porte ouverte de l’église qui servait de logement au chef de la batterie établie dans ce quartier, on voyait un cheval bai, couvert d’une chape de prêtre en drap d’or, et qui mangeait son avoine dans les fonts de baptême. Tout en répondant à la question de son camarade, l’artilleur tournant ses yeux brillants vers l’église, s’en alla caresser la croupe de la magnifique bête et dit, en faisant claquer sa langue : — Est-il assez beau, ce cheval ! Ce n’est pas un animal, il comprend tout comme un homme... et comme il est bien ici, au chaud, et de l’avoine tant qu’il en veut ! On l’a pris chez un comte : à Paris on en aura tout ce qu’on voudra.
Sur la place Zouboff, près d’une maison à demi consumée où l’on pouvait lire encore une enseigne bien connue de Pérovsky, Grémislaw, tailleur de Paris, on avait établi une boucherie dans l’intérieur d’un clocher en ruines ; des fournisseurs attendaient au dehors. Un grenadier, vêtu d’un habit de diacre en brocard, distribuait la viande de ses mains rouges de sang. Soudain, tout ce monde se précipita vers une ruelle voisine d’où sortaient des chariots escortés de soldats : c’était un convoi de jeunes femmes, en costume de paysannes, la tête enveloppée de châles. Chacun regardait avidement cette capture.
— Qu’est-ce que c’est ? d’où viennent ces femmes ? demanda le grenadier au sergent qui accompagnait les captives.
— Ce sont des danseuses travesties ; on les a attrapées dans les bois : voilà le théâtre tout monté.
Les deux hommes atteignirent vers midi le Diévitchépolé.
La maison de pierre, à deux étages, de Milioukoff, où le maréchal Davout avait établi son quartier-général, était au bord de la Moskowa, près du couvent de Diévitchy, en avant d’un grand jardin encore feuillé. Le propriétaire et ses ouvriers (car la manufacture de percale était à côté de la maison d’habitation) avaient fui la veille de l’entrée des Français. Sur la place, on avait établi un parc d’artillerie ; à la porte, un poste de garde. Au milieu de la cour, on voyait le carrosse à quatre places qui avait amené le maréchal.
Pérovsky fut introduit dans le salon de réception où se tenait sa suite. L’aide de camp de service passa dans un cabinet, en ressortit, demanda à Vassili son épée, et le fit entrer. Le cabinet donnait sur la grande allée du jardin, au bout de laquelle on voyait un des contours de la rivière. La fenêtre était ouverte, un vent frais entrait dans la pièce, couvrant le parquet de feuilles arrachées aux vieux tilleuls du jardin.
À l’entrée de l’officier russe, le maréchal qui tournait le dos à la porte continua à écrire, et ne leva pas même la tête au bruit des pas de Vassili.
« Est-ce bien là ce redoutable Davout, le plus impitoyable de tous les maréchaux de Bonaparte ? » se demandait Pérovsky, en regardant le dos voûté, couvert d’un vieil uniforme bleu, et le crâne chauve de cet homme chétif et malingre. La plume continuait à grincer sur le papier, Davout gardait le silence ; quelques minutes se passèrent ainsi.
— Qui est là ? dit une voix sourde qui parut à Vassili venir de l’autre côté de la fenêtre ; il se tut.
Un grognement de mécontentement se fit entendre.
— Qui êtes-vous ? répéta la même voix. On vous parle, et vous vous taisez comme une souche.
— Un officier russe, répondit Pérovsky.
— Un parlementaire ?
— Non.
— Un prisonnier ?
— Non.
Davout se tourna tout d’une pièce.
— Qui donc êtes-vous enfin ? cria-t-il d’un ton irrité en regardant Vassili.
Celui-ci raconta avec calme comment il avait été envoyé pendant l’armistice, par le général Miloradovitch, aux avant-postes, comment le général Sébastiani l’avait retenu d’abord, puis Murat, puis Berthier, et comment, malgré la parole donnée, et contrairement aux usages de la guerre, on ne l’avait pas encore rendu à la liberté.
— L’armistice ! gronda Davout. Que chantez-vous là ? Quel armistice, lorsqu’ici, dans Moscou qu’on nous a livré, on a tiré traîtreusement sur nous ! Vous êtes prisonnier, entendez-vous, prisonnier, et vous resterez ici jusqu’à ce que... jusqu’à ce qu’on ait besoin de vous !
— Pardon, monsieur le maréchal, dit Pérovsky, mais je ne puis répondre pour d’autres... il y a une erreur fatale !
— À d’autres ! interrompit Davout, vous ne sauriez me tromper !
— Ma mise en liberté m’a été promise sur la parole d’honneur d’un général français.
Davout se leva de son fauteuil.
— Silence ! fit-il en serrant les poings, vos jours sont comptés... Du reste, je le reconnais...
Il eut l’air de se souvenir et se tut.
Pérovsky regardait avec inquiétude ces lèvres pâles et minces, cet énorme front chauve, ces méchants petits yeux qui le dévisageaient, soupçonneux, de dessous des sourcils en broussailles.
— Oui, je vous connais, continua Davout en dégageant avec effort ses joues ridées d’un col haut et serré et se rasseyant dans son fauteuil. Cette fois vous ne nous échapperez pas !... Votre nom ?
Pérovsky se nomma.
Le maréchal, penché sur une liste qui était devant lui, y inscrivit le nom qu’il venait d’entendre.
— Pardon, monsieur le maréchal, dit Vassili s’efforçant de rester calme, vous vous méprenez ! C’est la première fois de ma vie que j’ai l’honneur de vous voir.
Les yeux de Davout étincelèrent.
— Ne cherchez pas à me tromper ! Vous n’y réussiriez pas... Vous avez été fait prisonnier sous Smolensk, rendu à la liberté sur parole, puis vous vous êtes évadé après avoir appris sur nous tout ce que vous vouliez savoir..
— Je vous jure, répondit Pérovsky, que j’ai été arrêté pour la première fois, lors de l’entrée de vos troupes dans Moscou. Demandez-le au roi de Naples et au général Sébastiani.
Davout sauta encore une fois sur ses pieds ; son visage était défiguré par la colère.
— Menteur que le diable emporte ! dit-il avec fureur en levant son poing fermé. Je vous le dis sans phrases : un bandeau sur les yeux et douze balles dans la tête... Il sonna. — Appelez un sergent et quatre hommes, dit-il à l’ordonnance accourue à l’appel, tout en mettant un papier de côté.
— Ce sera une iniquité qui criera vengeance, dit Pérovsky frissonnant malgré lui en entendant avec quelle férocité le prince d’Eckmühl donnait l’ordre fatal, — et cette iniquité est sans appel, je pense. Pardonnez-moi de vous le répéter, mais vous insultez un prisonnier désarmé ; vous joignez à cela un assassinat, sans même faire une enquête. Ceci est une violation de tout droit, monsieur le prince !
— Ah ! vous voulez être jugé ! prenez-y garde, le jugement sera court : mon aide de camp se souvient parfaitement de vous, c’est lui-même qui vous a fait prisonnier. Oh ! lui, vous ne le tromperez pas !
— Faites venir votre aide de camp et qu’il me confonde ! dit Pérovsky ; mais au dedans de lui-même il songeait avec terreur que l’ignoble complice de ce bourreau pouvait avoir tout oublié. « Ne me reconnaissant pas pour le fuyard, il peut cependant dire : Oui, c’est bien lui ! Je pourrai lui apparaître tel... »
Les yeux du maréchal souriaient étrangement sous ses sourcils détendus.
— Ah ! vous demandez à être confronté, dit-il en donnant à sa voix une inflexion caressante,... eh ! bien, vous serez confronté. Mais souvenez-vous que si je ne me suis pas trompé, il n’y aura point de merci... Appelez Olivier, dit-il à l’ordonnance qui attendait.
L’ordonnance sortit, et Davout se mit à classer les papiers épars devant lui. Vassili, très ému, se tenait à peine sur ses jambes. Une pensée traversa son esprit : tomber sur ce soldat rachitique, l’étouffer, sauter par la fenêtre, courir à travers les jardins jusqu’à la rivière, atteindre à la nage la rive opposée... Jusqu’à ce qu’on eût découvert le crime, et qu’on se fût mis à la poursuite de l’assassin, il aurait le temps d’être en lieu sûr. Et ses mains se crispaient, un frisson le secouait de la tête aux pieds, ses dents claquaient...
— Quel âge avez-vous ? demanda Davout en se retournant.
— Je suis dans ma vingtième année.
— Vous êtes jeune ! Connaissez-vous Moscou ?
— C’est ici que j’ai suivi les cours de l’université.
Le maréchal se leva en montrant de la main un plan de Moscou, suspendu au mur.
— Ces quartiers-là ont été incendiés par les Russes, dit-il en pointant la carte d’un doigt osseux et crochu : des centaines, des milliers de maisons sont en feu... Vous aussi vous étiez là, pour brûler, je n’en doute pas : pourquoi nous incendiez-vous ?
— Vos soldats pris de vin, ou par négligence, mettent aussi le feu... répondit Vassili.
—Mensonges ! calomnies !.. Et pourquoi les paysans, malgré la générosité avec laquelle nous les payons, ne nous apportent-ils pas de vivres ? Que de villages aux environs de Moscou ! et pourtant pas une âme ne vient au marché...
— On craint les violences.
— C’est absurde ! Quelles violences à craindre de la part d’une armée civilisée ? Tout cela c’est l’invention de vos pareils... Où est Koutouzoff ? Pourquoi a-t-il abandonné en traître une aussi grande ville, n’y laissant ni pompes à feu, ni police ?
— Je suis détenu depuis deux jours, et j’ignore absolument les dispositions prises par notre commandant en chef.
— Vous êtes un fieffé menteur, dit Davout se raidissant dans son fauteuil, un partisan parjure, un déserteur ! Oh ! vous verrez comment nous punissons les gens qui joignent le mensonge éhonté à la trahison.
Et le maréchal sonna derechef ; une ordonnance se présenta.
— Olivier ?
— On est allé le chercher.
Davout, ennuyé d’attendre, et jugeant d’ailleurs qu’il n’y avait pas de façons à faire, écrivit lui-même la sentence en regard du nom de Pérovsky.
— Voilà, dit-il en remettant à l’ordonnance une liasse de papiers : ceci est pour l’état-major. Quant à monsieur, remettez-le à Molinat avec cette liste.
« Molinat ! se répétait Pérovsky en suivant l’officier ; ce doit être le président de quelque cour de justice. »
Ils arrivèrent sur la place où se trouvait le parc d’artillerie. Son guide le remit à un gros officier aux cheveux gris, au cou très court... « Voilà donc Molinat ! » pensait Vassili, en regardant les yeux méchants, clignotants, du gros homme qui, ayant écouté ce que l’employé du maréchal avait à lui dire, le congédia d’un geste, et sans même examiner la liste de près, remit le prisonnier au poste voisin. Un caporal s’en détacha avec six soldats. — Suivez-moi, cria-t-il à Vassili éperdu... Trois hommes, indifférents et calmes, marchaient devant lui ; les trois autres suivaient, le caporal à leurs côtés.
Tous regardaient tranquillement Vassili qui commençait à comprendre de quoi il s’agissait. On le conduisit dans un des jardins maraîchers qui bordent la Moskowa ; près des carreaux dévastés de choux et de betteraves, on voyait un poteau, — près du poteau des trous fraîchement comblés.. « Les tombes des fusillés, se disait le malheureux jeune homme... Est-ce que ces bandits ?... Est-ce que réellement ce serait la fin ? »
Il marchait entre les soldats dans la terre humide et molle : l’horreur de sa situation, son impuissance l’affolaient.
Un beau ciel d’automne s’étendait au-dessus de sa tête ; tout autour, les jardins déserts ; plus loin, le clocher d’un monastère où s’abattaient en croassant des volées de corbeaux ; il sentait avec amertume que ni lui-même, ni aucun de ceux qui l’entouraient, ne pouvaient rien pour lui. Borodino lui revint à la mémoire, son dernier entretien avec le Dr Mirtoff, le rendez-vous que celui-ci lui avait donné au club anglais ; les pensées se succédaient dans son esprit avec une rapidité vertigineuse, la tête lui tournait.. On entendit crier, appeler ; quelqu’un accourait, en étendant les bras.
— Qu’y a-t-il encore ? demanda le caporal.
Un jeune soldat, en veste et bonnet de conscrit expliqua quelque chose à la hâte.
— Un délai, dit le sous-officier à Pérovsky ; on aura probablement oublié de vous offrir à déjeuner : au revoir !
On reconduisit Vassili auprès du maréchal qui lui parut encore plus hostile et plus farouche.
— Vous êtes surpris, dit-il ; j’ai sursis à votre exécution pour vous demander des aveux ; en nommant vos complices, vous nous tirez d’incertitude, et vous sauvez votre vie.
— Je n’ai rien à avouer.
— Et si l’on vous confond ?
— J’ai déjà demandé à votre altesse une enquête et un jugement, répondit Vassili.
Davout sonna avec impatience.
— Où donc est cet Olivier ? dit-il à l’ordonnance, le verrai-je enfin ?
— Il est ici : il arrive de chez le duc de Vicence.
— Qu’il vienne !
La porte, derrière Pérovsky, s’ouvrit et se referma aussitôt.
— Approchez, dit le maréchal. Mettez-vous là, et confondez ce monsieur.
Vassili vit un homme au teint basané, le nez pointu, avec un toupet noir soigneusement peigné, serré dans un uniforme tout râpé, chaussé de bottines de drap complètement usées. Le petit visage brûlé par le vent exprimait un respect sans bornes pour son terrible chef ; ses yeux étaient sérieux et attentifs.
« Je suis perdu ! se dit Vassili. »
— Eh bien, Olivier, dit Davout à son aide de camp, regardez bien cet homme, et répondez-moi. Vous, mieux qu’un autre, vous devez vous rappeler si ce n’est pas là ce même individu que celui qui a été pris sous Smolensk. Réfléchissez bien ! Qu’en dites-vous ? N’est-ce pas lui qui a passé vingt-quatre heures en pleine liberté dans la ville, qui a couché chez vous, et après avoir tout vu, tout entendu, malgré la parole donnée, s’est traîtreusement évadé ? Vous devez bien vous souvenir : ils ont été deux à s’enfuir : l’un a été abattu d’un coup de fusil dans sa fuite, l’autre a échappé. N’est-ce pas lui qui se tient là devant vous ?
« Mon arrêt est signé, se répétait Pérovsky terrifié : ce petit officier va confirmer servilement les paroles du maître... Ah ! si seulement mon visage pouvait se convulsionner, se couvrir de taches de lèpre, si j’ai la moindre ressemblance avec le déserteur ! »
— Regardez-le bien, répéta Davout. J’attends...
L’aide de camp, piétinant sur place avec sa chaussure en lambeaux, s’avança vers le prisonnier qu’il regarda attentivement et dit à demi-voix :
— Oui, je me remets parfaitement les circonstances dont parle votre altesse.
— Vous êtes bête, Olivier, ou vous avez bu ; on ne vous demande pas si la chose a eu lieu ou non, je le sais mieux que vous ; je vous ordonne seulement de répondre à ma question : est-ce bien là le même individu qui s’est enfui de Smolensk, la nuit, après la prise de la ville ? M’avez-vous compris ?
Pérovsky remarqua que les yeux de l’aide de camp qui, un instant auparavant, ne reflétaient qu’une soumission calme, devenaient ternes comme s’ils disparaissaient. L’officier toucha son toupet, pressa ses mains sur sa poitrine et prononça à demi-voix, de ses lèvres devenues encore plus blêmes, quelques mots qui parurent à Pérovsky aussi inattendus que terribles : il ne les entendit pas distinctement, bien qu’ils eussent résonné à son oreille comme des coups de clairon, mais il se rendit compte, dans le silence qui suivit et où son cœur se serra si douloureusement qu’il crut se sentir mourir, que quelque chose en lui s’en allait pour toujours ; il eut un mouvement de pitié poignante pour ce quelque chose qui lui échappait... c’était sa vie à lui, si jeune encore, qu’on lui prenait avec une farouche indifférence. « Où donc est la vérité, où est la justice divine ? » se demandait-il.
— Je ne vous entends pas, cria Davout à l’aide de camp, parlez plus haut, plus distinctement !
— Ce monsieur, votre altesse, répéta Olivier, je me souviens parfaitement...
Pérovsky, cramponné au dossier d’une chaise, ayant peine à se tenir debout, s’efforçait de saisir ce que disaient les lèvres pâles de l’aide de camp, qui lui semblaient des lèvres insensibles et mortes...
Quelques jours après le départ de sa femme, de la princesse et d’Aurore, Ilia Borissovitch Trapinine se rendit au sénat où l’on disait qu’il était arrivé des nouvelles de Saint-Pétersbourg : il voulait savoir si les membres du sénat et de l’administration des théâtres avaient enfin reçu l’autorisation de quitter Moscou. Il apprit de l’ex-gouverneur d’Astrakan, Pavalishine, que le vieux marchand millionnaire, Ivane Simenovitch Jévoff, — qu’ils connaissaient tous deux, — lorsqu’il fut certain de l’arrivée des Français, avait fermé ses magasins du Gostinnoïdvor[15], s’était signé et avait dit à son principal commis : « Je m’en vais, mais au premier Français que tu verras, arrange-toi de façon à ce que rien ne leur reste... Tu m’entends ? Mets le feu aux magasins, à la maison, à tout ce que je possède, plutôt que de les laisser s’emparer de quoi que ce soit... »
Au moment où Ilia entrait au sénat, les Français entraient dans Moscou : il entendit le coup de canon si connu tiré par eux contre la Porte-Borovitzky, quand ils prirent possession du Kremlin.
Trapinine, tout d’abord, courut à la Porte-Spasky, comptant descendre vers le pont de Moskwaretzky, et fuir avec la foule qui se pressait le long du Zamoskvariétché. « — Vite ! vite ! plus vite ! » criait-il à son izvoztchik[16]... Près de la Place-du-Supplice, il fut entouré par une troupe de soldats français qui criaient et pillaient déjà le Gostinnoïdvor. Ils s’emparèrent en riant d’Ilia qu’ils trouvaient drôle dans son manteau bleu, l’assirent sur le trottoir et lui tirèrent ses bottes, puis, le regardant en face comme pour lui dire : « Tu es bien étonné, toi ? » ils lui enlevèrent son manteau et son chapeau. Un énorme sous-officier couvert de taches de rousseur, avec des favoris ardents, et montrant des dents blanches dans une bouche qui riait de bon cœur, détacha avec calme la montre et la chaîne d’Ilia, puis se mit à lui ôter des doigts ses bagues, son alliance. Le jeune homme, ahuri d’abord, revint à lui, repoussa d’un geste violent le maraudeur, et la rage au cœur, l’écume aux lèvres, il vociféra à cette horde les jurons français les plus choisis qui lui revinrent en mémoire. « Tiens ! il parle comme un vrai Français, » dit le sous-officier.
On entoura Ilia, et le poussant sous les arcades des boutiques qui brûlaient déjà, on l’assaillit de questions, lui demandant où étaient les magasins les plus riches, les orfèvres, les restaurateurs et les marchands de vin...
Profitant de la cohue, Trapinine se jeta dans un des étroits passages du Gostinnoïdvor, courut jusqu’à la Varvarka et se blottit dans la cave d’une maison abandonnée ; à la nuit, il se faufila par les ruelles jusqu’au boulevard Tverskoï, se glissa dans le jardin du riche Astashevsky qu’il connaissait et y passa la nuit dans un pavillon ; il s’endormit très vite, abîmé d’émotion et de fatigue. À son réveil, il vit une épaisse fumée sortant de derrière les arbres ; la maison d’à côté brûlait ; il quitta le pavillon ; on était en plein jour, partout des flammes, de la fumée : la Tverskaïa et l’Arbatt étaient en feu. Il pensa à l’ordre donné par Jévoff pour sa propre maison, et regarda avec terreur autour de lui ; il souffrait de la faim, du froid, ses pieds déchaussés étaient engourdis. Où aller ? La maison de la grand’mère de sa femme n’était pas loin ; il savait que le portier avait des provisions de bouche ; il franchit des haies et escalada des murs pour arriver jusque-là. Il n’avait plus que quelques pas à faire pour être aux Étangs-des-Patriarches, il voyait déjà le toit de la princesse, lorsqu’il tomba dans un groupe de soldats portant des sacs et des ballots ; ils lui barrèrent le passage : un officier lui ordonna de prendre la charge d’un soldat qu’il expédia plus loin : cela pesait bien deux ou trois pouds[17]. Trapinine se soumit en silence, espérant que tout pourtant aurait une fin.
Lorsqu’il eut déposé le sac au Kremlin, on l’envoya avec quelques soldats chercher du foin ; le soir on lui donna un peu de nourriture, en lui annonçant qu’il était attaché aux écuries de l’état-major. Cinq jours durant, il étrilla, abreuva les chevaux qui lui étaient confiés, sortant aussi le fumier des écuries, fendant le bois pour la cuisine des officiers. Un jour qu’on l’avait envoyé au dépôt chercher un sac d’avoine avec un soldat, il profita d’un somme de son camarade pour s’échapper. Il se trouvait dans le voisinage de la Sadovaïa. Il reconnut de loin l’église de Saint-Iermolaï ; il y courut à travers les rues en feu, et arriva aux Étangs-des-Patriarches. Il ne s’y retrouvait pas, cherchant vainement la maison de la princesse ; tout avait disparu ou était en flammes ; la Ruelle-des-Etangs n’était plus que cendres et décombres, avec quelques cheminées, quelques murs encore debout. Il s’aperçut enfin que la maison n’existait plus... « Mon Dieu ! disait-il, n’est-ce point un mauvais rêve ? » Il regardait autour de lui et ses larmes coulaient.
Tout en marchant au milieu de ce désastre, il cherchait de ses yeux myopes ce qui restait de cette demeure si connue ; il erra ainsi assez longtemps comme une ombre, sans rien trouver, entendant les toits, les murs s’effondrer. La fumée l’aveuglait. Près de l’église de Spiridonï, il fut enveloppé un moment par les flammes et se jeta contre le mur de clôture qu’il parvint à escalader ; il tomba dans un jardin et se blessa au pied sans y faire d’abord attention ; puis, sentant la douleur, il devint inquiet : « Que ferais-je si je devenais boiteux ? » Tout à coup il s’entendit appeler par son nom : il frissonna et aperçut une tête grise qui le regardait ; on eût dit qu’elle sortait de terre ; c’était la figure couperosée de Karpp, le portier de la princesse : il sortait en effet d’un trou.
— Comment te trouves-tu là ?
— Voilà trois jours que je me tiens caché.
— Où sommes-nous ?
— Vous ne reconnaissez pas ? Mais c’est notre maison. Tout est ruiné dans la cour, les arbres brûlés...
Il aida Ilia, mourant de lassitude et de faim, à descendre dans le trou qu’il s’était creusé ; il alla chercher de l’eau à l’étang, lui donna à manger des galettes de pain et le pressa de se reposer.
— Vous voyez, tout a été brûlé, répétait Karpp en sanglotant, la maison, l’office, le garde-meuble ; les brigands ont pillé et tout emporté avant l’incendie, même ce qui était derrière le mur qu’on avait élevé au dernier moment ; ils l’ont découvert : c’est Proshka des Télisheff qui les a amenés ici après avoir bu son soûl avec eux. Et vous-même, monsieur, dans quel état vous êtes, bon Dieu !
Karpp s’éloigna et revint bientôt cachant sous le pan de son habit un touloupe, des bottes de paysan et un bonnet de peau de mouton.
— Habillez-vous, Ilia Borissovitch, il fait humide dans cette grenouillère. Comme ces mécréants vous ont arrangé ! Maintenant, couvert de mes habits, si même ils vous voient, ils ne vous toucheront pas. Mais qu’avez-vous là ? Vous êtes blessé au pied ?
Trapinine lui raconta sa chute.
— Restez-là, monsieur. Notre armée reviendra peut-être et chassera ces bandits. En attendant, nous couvrirons le trou de planches pour la nuit ; j’y mettrai même de la terre. Ah ! c’est Dieu qui nous punit, c’est la fin du monde...
Ilia endossa la pelisse, se pelotonna sur la paille dans un coin du réduit et s’endormit au bruit de la voix de Karpp qui lui racontait ses mésaventures. Au matin, le portier lui apprit que des soldats étaient venus, qu’ils avaient fureté partout, cherchant quelque chose dans la cour, soulevant même des poutres avec leurs sabres, mais qu’ils n’étaient pas entrés dans le jardin et n’avaient pas approché des Étangs.
Pendant deux jours, Ilia ne quitta pas la cachette, il voyait à travers les arbres à demi consumés l’incendie s’éloigner et s’éteindre petit à petit dans les cours voisines. De temps à autre, par-dessus les clôtures, il apercevait des détachements de soldats ennemis, entendait même les paroles de commandement en français ou en allemand. Les soldats de ronde poursuivaient les incendiaires et les maraudeurs, amis ou ennemis, s’emparant des passants suspects. Tout près, une rencontre avait eu lieu. Trapinine avait entendu le chef de la patrouille commander à ses soldats : « En avant, mes enfants ! ferme ! feu de peloton ! visez bien... » Et des coups de feu avaient succédé à cet ordre ; d’autres coups, partis de derrière les cheminées, leur avaient répondu ; quelques soldats sautèrent dans le jardin, jurant en allemand ; ils passèrent à cinq pas du trou où les deux Russes se tenaient blottis ; ils criaient : « Du lieber Gott ! Schwernots Kerl von Bonaparte[18] ! » Karpp, quand ils eurent disparu, ramassa après eux des miches de pain, un petit baril de miel, un ballot de vêtements de femmes : le pain et le miel arrivaient à propos, les vivres commençaient à manquer.
La semaine écoulée, Karpp déclara qu’il n’avait plus rien à manger, qu’il était résolu à aller voir s’il ne restait point quelques victuailles dans l’église de Saint-Ermile, et à apprendre en même temps ce qui se passait dans Moscou. Il revint exténué et mécontent.
— L’ennemi, dit-il, a nommé des fonctionnaires pour gouverner la ville, et il les a choisis parmi les nôtres...
— Et qui donc a été nommé ?
— Le diacre de Saint-Ermile m’a dit... lui est aussi au fond d’un souterrain dans l’église... Il connaît Votre Honneur... C’est lui qui a officié à votre mariage.
— Oui, mais qu’est-ce qu’il dit ?
— Il dit que les ennemis ont nommé, comme sous-gouverneur de notre quartier, Marck, le bijoutier du Pont-des-Maréchaux, et pour maire, le marchand Nakhodkine, lui donnant comme adjoint son propre fils Pavloushka. Aussi en fait-il des siennes à la Pokrovka !.. Oh ! les misérables, les lâches ! ils servent l’antechrist. Sûrement ils n’ont pas de croix sur la poitrine !...
Trapinine se souvenait d’avoir rencontré plus d’une fois ce Paul Nakhodkine, un jeune débauché, fréquentant les tripots et les bohémiennes ; il l’avait même un jour tiré d’embarras dans une mauvaise affaire qu’il s’était attirée, dans une fête, sous Novinsky.
— Tout cela, monsieur, ne serait encore rien, mais, continuait Karpp, les sacrilèges dans les églises !... Dans les cathédrales même, ces renégats que Dieu maudisse, font des saletés, des horreurs... Ils ont pris et jeté à terre les reliques des saints Alexis et Philippe ; ils ont établi un dortoir dans l’Église-de-l’Archange ; dans celle de Tchoudoff, au-dessus du Saint-Sépulcre, ils ont placé un établi de menuisier ; ils se costument avec des vêtements de prêtres... Le diacre a vu passer Napoléon en personne par la Sadovaïa, un homme en sarrau gris et tricorne, gros et gras, un large visage tout ordinaire, noir de peau, et voilà ! c’était leur Bonaparte...
Ilia pensa combien, tout récemment encore, Pérovsky adorait l’empereur.
— Mais pourquoi, demanda-t-il, Napoléon est-il venu se fourrer à la Sadovaïa ?
— On dit qu’on l’a incendié au Kremlin, et alors il s’est établi hors de la ville. Mais aussi comme on assomme ces Français, quand on peut le faire sans être vu ! On les noie, les brigands.
— Et comment cela ?
— On dit qu’on pêche dans l’étang une fois un barbillon, l’autre fois un Français... On dit que leur Caulaincourt est bon : en passant devant Saint-Ermile, il a appelé le fils de la boulangère et lui a donné un craquelin... Je vous apporte aussi des pommes de terre ; excusez, monsieur, si elles sont un peu noires, elles ont été cuites sous la cendre, sans sel.
Ilia assouvit sa faim en mangeant avec plaisir les pommes de terre carbonisées.
Quelques jours se passèrent encore. Il n’y avait plus la moindre provision dans le trou. Karpp retourna aux nouvelles. Vers le soir, Trapinine, lui aussi, quitta la cachette, pour se dégourdir les membres. Il aperçut dans un jardin voisin un pommier, avec quelques pommes à moitié rôties par l’incendie ; il en cueillit une et la mangeait avidement quand un soldat ivre, qui passait, l’interpella grossièrement et s’empara de sa pomme qu’il mordit et recracha à la figure de Trapinine. Le sang monta à la tête de celui-ci, tout tourna devant ses yeux, il saisit le misérable par le cou, il vit rouge... Une lutte s’engagea ; le soldat, tout aviné qu’il fût, portait encore des coups assez adroits à son adversaire ; il faillit le jeter à terre. Ilia s’assura sur ses jambes, saisit le Français à bras-le-corps, le traîna sous les arbres jusqu’au puits et l’y précipita... Haletant, respirant à peine, il retourna à son trou, poursuivi par l’expression de terreur peinte sur le visage du soldat et par la vue de deux pieds aux mauvais souliers usés, qui dépassaient l’orifice du puits. Il les voyait toujours.
Karpp revint les mains vides. Craignant les représailles, Ilia lui déclara que leur trou n’était plus sûr, qu’il fallait le quitter. Ils résolurent de se rendre ensemble auprès du nouveau maire. Trapinine, cette nuit-là, dormit d’un sommeil agité ; en proie au cauchemar, il voyait des pommiers aux formes bizarres, aux branches tordues par le feu, et tout près un puits abandonné... Puis il voyait, une autre nuit, tiède et parfumée, la lune, étrange et rouge, éclairant les cimes des bouleaux à demi carbonisés ; sa femme, Xénia, venait à lui, portant un panier de pommes mûres ; leur jeune enfant, Kolia, courait dans l’herbe, et tout à coup, pâle, couvert de mousse, le noyé sortait du puits en s’aidant de ses mains... Ilia se précipite au secours de sa femme, mais le revenant court à l’enfant, en faisant clapoter ses souliers détrempés sur le sol ; il le saisit avec ses dents... Trapinine s’éveille terrifié. Les planches qui recouvraient leur cachette étaient enlevées, Karpp s’éloignait... « Où peut-il bien aller ? » se demande Trapinine. Il le suit ; le portier se glisse vers la cour voisine qui n’avait pas encore été incendiée ; Ilia le voit ramper avec précaution vers les remises, s’accroupir. Que fait-il ? Des étincelles pétillent, plus de doute, Karpp bat le briquet ; bientôt une lueur sinistre éclaire la cour, Karpp revient rapidement au gîte ; tout flambait... « Lui aussi, comme le marchand Jévoff ? se dit Ilia en rebroussant chemin pour ne pas être vu du portier : maintenant je sais quels sont ceux qui brûlent Moscou. » Et il était content dans son cœur.
Dès le matin, Karpp et lui se rendirent chez le nouveau maire. On lisait sur le fronton de la maison en lettres fraîchement peintes « Mairie de Moscou. » et au-dessous, aussi en lettres françaises : « Secours aux indigents. » Ilia monta, laissant Karpp au rez-de-chaussée. Paul Nakhodkine, en habit gris du dernier modèle, une écharpe blanche sur l’épaule, était assis dans la salle de réception, interrogeant quelques vagabonds envoyés par le général Sokolnitzky, chef des espions français, et dont il espérait tirer d’utiles renseignements. Le costume de paysan et la barbe hérissée de Trapinine empêchèrent Nakhodkine de le reconnaître. Il se nomma et son nom fit monter le rouge au front du jeune homme qui continua néanmoins à faire grincer sa plume sur le papier, jusqu’à ce que les gendarmes eussent emmené les prisonniers. Alors il se leva, et arrangeant son écharpe pour se donner une contenance :
— C’est cela, commença-t-il sans regarder Trapinine... Eh bien, quoi ? On se reconnaît... Que désirez-vous, et qu’avez-vous fait de rester par des jours pareils, à Moscou ?
Ilia lui raconta son arrestation, sa blessure, et lui demanda son concours pour obtenir l’autorisation de quitter la ville, avec le portier de la princesse.
— Mais comment ? répondit Nakhodkine les yeux toujours baissés, de quelle manière ? Nous vous sommes très obligés, mon père et moi, vous savez, alors que les hussards... à la promenade... Mais, à présent, les circonstances sont bien différentes... Ce ne sont plus nos lois, mais des lois étrangères... Et puis, nous ne sommes pas seuls... Il s’arrêta pour réfléchir : Voilà, continua-t-il ; le chef de leurs espions, Sokolnitzky, et le général Lesseps, ont besoin d’hommes instruits. Ne rendriez-vous pas un service à nos vainqueurs ?... Ce serait un moyen d’obtenir ce que vous demandez.
— Quel service ? demanda Trapinine.
— Vous avez fait partie de l’administration des théâtres. Il paraît que c’est vous qui dirigiez la peinture des décors. Vous peignez même...
— Eh bien, alors ?
— Sa majesté, c’est-à-dire la leur...en attendant... ici... bref, l’empereur Napoléon veut faire organiser pour ses soldats... vous comprenez... il redoute pour eux l’ennui,... un théâtre à la Nikitzkaïa. Vous connaissez sans doute la maison Pozniakoff, — Maria Lvovna y a demeuré...
— Quelle Maria Lvovna ?
— Mais Mashinka, l’actrice : l’auriez-vous oubliée ? une vieille histoire... C’est tout près de son logement que se monte notre théâtre. Jadis on y a donné maintes représentations ; il y a une grande salle avec des loges, un jardin d’hiver : la scène, les décors et le rideau seuls ont été brûlés.
— Et où comptez-vous prendre tout cela ? Le Théâtre-Impérial a été, dit-on, complètement incendié ?...
— Ils ont des artistes parmi eux. Le rideau sera en drap d’or, fait de vêtements sacerdotaux ; au lieu de lustres, on aura des lampadaires d’église.
Trapinine n’en croyait pas ses oreilles. « Est-ce un renégat, un iconoclaste que j’ai devant moi ? Mais non : ceux-là même ont plus de respect pour la religion. »
— Comme dessinateur et sachant bien leur langue, vous pourrez leur être très utile ; on vous logerait, vous habillerait, en un mot, on aurait pitié de vous, et il se pourrait que la liberté vous fût rendue... De notre côté, mon père et moi, nous ferons ce qui sera possible.
Trapinine étouffait d’indignation, mais pourtant il réfléchissait, se demandant si vraiment « ce municipal » pourrait lui aider à recouvrer sa liberté.
— Eh bien, consentez-vous ? demanda Nakhodkine.
— À quoi ?
— À leur venir en aide pour leur théâtre.
— J’y consens, dit Ilia en soupirant.
— Vous faites bien, j’en suis charmé... Mais procédons par ordre : nous vous enverrons à Grigorï Nikititch.
— Qui est-ce ?
— Koltchougine, le libraire de la Nikitzkaïa, est présentement, par la grâce de l’empereur Napoléon, le protecteur pour ainsi dire des sciences et des arts ; il a été nomme « principal quartier-maître de la bienfaisance envers les indigents et les prisonniers ; » le général Sokolnitzky en est aussi... Papa, êtes-vous là ? cria Paul.
— Oui, que veux-tu ? répondit une voix venant de la chambre voisine.
Paul alla rejoindre son père et revint bientôt avec lui. Piotre Ivanovitch, grand vieillard chauve et fortement gravé de petite vérole, portait la barbe en pointe, la longue redingote des marchands, battant sur les talons, et de très hautes bottes. Il était ceint, lui aussi, de l’écharpe blanche.
— Vous acceptez ? demanda-t-il à Ilia en le regardant fixement de ses petits yeux perçants.
— C’est votre fils qui me le demande.
— Paul a raison. Nous marchons tous sous le regard de Dieu, ignorant le pourquoi des choses. Beaucoup des nôtres sont déjà entrés dans ce théâtre, le violon Poliakoff, le violoncelliste Tatarinoff. Soyez donc sans crainte ! Nous aussi savons être reconnaissants et nous souvenir du bien reçu.
Trapinine et Karpp, munis d’une lettre de Nakhodkine, furent conduits par un gendarme à la Miasnitzkaïa. Un poste de cuirassiers à cheval gardait l’entrée de la longue maison de pierre où logeait Sokolnitzky, directeur de la police secrète. Les deux Russes furent introduits dans la salle des séances, où des scribes militaires et civils étaient assis devant des tables chargées de papiers. Près de la porte, derrière une cloison, se tenait un groupe de solliciteurs, femmes du peuple, mendiants, estropiés, ivrognes. À travers le grillage, Ilia reconnut Koltchougine, auquel il achetait des livres alors qu’il était étudiant. Il lui tendit la lettre de Nakhodkine, mais Grigorï Nikititch, les cheveux coupés courts et la barbe rasée, ne voyait rien, très occupé qu’il était des questions que lui faisait un officier français, pâle, le nez busqué, très pommadé, et qui pointait d’un doigt impatient un plan de Moscou, demandant, à l’aide d’un interprète, divers renseignements sur des maisons de la ville. L’interprète, un maître d’arithmétique, comprenait peu le français, le parlait encore moins, ce qui impatientait l’officier. Ilia souffrait d’attendre ainsi, debout, sur son pied malade. Enfin Koltchougine prit la lettre.
— Vous savez leur langue, dit-il d’un air de soulagement après avoir parcouru le papier. C’est parfait ; vous leur expliquerez vous-même votre affaire. En attendant, aidez cet officier à trouver sur la carte les maisons Pashkoff : la principale est brûlée, mais dans celles qui restent ils veulent établir un hôpital et un hospice. Vous êtes surpris, monsieur, de me voir avec eux, continua Koltchougine à demi-voix, mais que pouvais-je faire ? Nous portons tous une lourde croix... et tous nous avons été attelés de force.
Trapinine passa derrière la cloison et donna les informations voulues à l’officier, puis il lui fit l’offre de Nakhodkine. L’officier l’écouta d’abord avec indifférence, mais dès qu’il apprit qu’Ilia peignait, il parut s’intéresser à la question.
— Malgré votre costume, on voit que vous êtes un homme instruit et de bonne société, dit-il l’air enchanté. Asseyez-vous, et ne nous regardez pas uniquement comme des conquérants : vous verrez que nous avons à cœur de ressusciter ce pays, et la nourriture de l’esprit, c’est le théâtre qui la donne. Moi qui vous parle, je suis chanteur, acteur, poète et tout ce que vous voudrez, artiste en un mot.
Son regard, devenu caressant, s’arrêta sur Ilia ; un triste sourire éclairait son pâle visage.
— Oui, continua-t-il, dans ma jeunesse, à Bordeaux, je jouais non seulement du Molière, mais du Racine : heureux temps, déjà si loin !... Je vous assure que parmi vos artistes, ici, il y a de vrais talents ; tous ne se sont pas enfuis : nous avons déjà engagé plusieurs comiques très passables. — Et il nomma quelques marchands, deux perruquiers et un pharmacien du pont des Maréchaux. — Et Lamiral, votre chef du corps de ballet, en voilà un qui est habile ! Il s’est offert comme régisseur et a l’intention d’organiser des ballets... Et puis monsieur... attendez donc que je trouve son nom, un homme si aimable ! Nous avons dîné chez lui l’autre jour, avec sa charmante femme. Il s’est chargé de nous fournir tout ce qu’il nous faut pour le théâtre. Ah ! je me rappelle, il est marchand drapier... Dancart. Son enseigne porte encore les armes de l’empereur Alexandre.
— Mais tous ceux-là, interrompit Ilia, ce sont de vos compatriotes, des Français.
— Vous voulez dire, reprit l’officier, que pour un Russe, qui parle cependant le français comme un de nous, il ne serait pas convenable de participer à nos plaisirs ! N’est-ce pas cela ?
— Précisément.
— Voyons ! aidez-nous quand même !
— Comment ?
— Vous peignez ?
— Oui.
— C’est tout ce qu’il nous faut et, si vous consentez, dites-moi à votre tour ce que je puis faire pour vous. Charles Droz est à vos ordres, conclut poliment l’officier, capitaine au 17e, aide de camp à l’état-major et, à ses moments perdus, amateur de tout ce qui est beau en général, et du théâtre en particulier.
— J’ai faim, capitaine, dit Ilia d’un air sombre : je n’ai rien mangé depuis hier.
— Ah ! mon Dieu, et moi qui... pardon ! Veuillez venir dîner chez moi, dit le Français se levant avec empressement : nous sommes artistes tous deux... Que faire ? c’est le lot de la guerre. J’habite ici, à deux pas... Je vais terminer mon travail, et suis à vous à l’instant. Et vous, monsieur, dit-il en s’adressant au libraire, par l’intermédiaire de l’interprète, donnez à M... Trapinine, est-ce cela ? une chaussure et des habits convenables pris à notre dépôt : je ferai moi-même rapport au général.
On conduisit Ilia dans un réduit rempli de toute sorte d’objets disparates ; on l’habilla d’une capote militaire, d’une casquette et de bottes neuves enlevées sans doute dans le pillage d’une boutique. En sortant, il retrouva Karpp.
— Et moi, me laissera-t-on partir, Ilia Borissovitch ?
— Où veux-tu aller ?
— Je viens de rencontrer un ami : nous irons déterrer des pommes de terre, des betteraves...
— Où cela ?... Je sais bien où tu veux aller et ce que tu veux faire : mais prends garde, ne le laisse pas pincer !
— Je vous assure que c’est dans les potagers que nous irons, derrière les casernes. Nous déterrerons pour ces serpents des légumes, et peut-être trouverons-nous moyen de nous évader.
L’officier revenu conduisit Ilia par les appartements intérieurs, jusqu’à la vaste cour que le feu avait à peine atteinte. Les aides de camp du chef de la police secrète étaient logés dans les ailes, ainsi que les employés de la chancellerie et les courriers à cheval et à pied. Dans la chambre précédant celle du capitaine, un petit secrétaire à cheveux gris, en jaquette militaire, le nez surmonté d’énormes lunettes, écrivait assis près de la fenêtre.
— Pierre, c’est le moment de t’arrêter : tu t’abîmes les yeux, on n’y voit presque plus, dit Droz avec bonté en passant près de lui.
— Impossible, capitaine ! la machine s’arrêterait : ce sont les listes du duc d’Eckmühl qu’on vient d’apporter.
— Dans ce cas, continue.
— Me serait-il permis de savoir en quoi consiste ce travail ? demanda Ilia.
Le capitaine dit un mot à son planton, et bientôt après ils étaient attablés devant un souper froid.
— Oui, mon cher monsieur, le sort des armes est amer, dit le capitaine en soupirant ; j’ai souvent maudit ma destinée... Être devenu soldat, d’artiste-né que j’étais ! À présent, je suis chargé de faire des enquêtes. Les prisonniers du maréchal Davout sont inscrits sur ces listes...
— Et que deviennent ces listes ? demanda Ilia tandis que le Français prenait une bouteille de vin dans une armoire, et en versait un verre à son convive.
— On les envoie à l’état-major.
— Et c’est tout ?
— Non, la chancellerie du maréchal sépare en deux catégories les noms portés sur les listes : d’un côté les noms ordinaires, des gens peu dangereux ; de l’autre, les noms des suspects.
— Et qu’est-ce qui attend tous ces malheureux ?
— Les premiers sont inscrits comme prisonniers ou « de corvée ; » pour les autres, le maréchal écrit de sa propre main : « fusiller, » ou « pendre. » À la guerre on ne badine pas, j’ai fait là-dessus quelques vers. Voulez-vous que je vous les lise ? ajouta le capitaine en rougissant.
— Soyez assez bon.
Droz se leva, étendit le bras, et regardant tristement son hôte comme s’il le prenait à témoin, il déclama de sa douce voix chantante de ténor, une élégie sur un nid de fauvette saccagé par un vautour. Lui-même, son toupet aidant, ressemblait un peu à la fauvette.
La voix, les vers du Français touchèrent Ilia ; le vin, la bonne chère avaient ramené des couleurs sur ses joues ; le joli nez du capitaine rougissait légèrement, ses yeux étaient tristes, il regardait, pensif et silencieux, dans l’espace.
À ce moment, le petit vieux lui apporta les papiers ; le capitaine les tourna dans ses doigts en soupirant.
— Oui, disait-il, c’est là une belle écriture, mais quel emploi ! Avez-vous en Russie des écrivains aussi habiles ?
Et il montrait les copies à Ilia, puis les posait avec précaution sur la fenêtre, déclarant qu’il les porterait lui-même au général. Enfin il donna l’ordre de faire remettre les originaux au Kremlin, à l’état-major.
— Un verre de... tu sais, de l’autre ? dit-il au secrétaire en désignant d’un air bon enfant un flacon d’eau-de-vie poivrée. Avec une pareille écriture, il faudrait ne copier que du Beaumarchais ou du Chénier.
Il tendit au secrétaire un verre du flacon qu’il nommait « bouche à feu. »
— Capitaine, dit l’écrivain flatté en prenant le verre, jamais je n’oublierai les bontés que vous avez pour moi.
Il but lentement et s’étant essuyé la bouche sur sa manche, il s’écria : « C’est le breuvage des dieux... À l’accomplissement de vos vœux, messieurs, à ceux qui sont chers à vos cœurs ! » Et il sortit.
Le capitaine gardait un silence navré.
— Chers à nos cœurs.... dit-il enfin. Ma famille est loin, bien loin ! et la vôtre, camarade, où est-elle ? Êtes-vous marié ?
— Oui, je suis marié, répondit Trapinine ; ma femme a quitté Moscou deux jours avant mon arrestation : ce qu’elle est devenue, si elle est morte ou vivante, Dieu seul le sait.
— Elle aussi a fui ? dit le capitaine étonné. Mais pourquoi cela ?
— Et ces listes donc ! s’écria Ilia en montrant les papiers apportés par le secrétaire. Si elle y avait été inscrite par la belle main de votre écrivain ! et encore dans la catégorie des suspects ! Votre terrible maréchal ne plaisante guère, vous le dites vous-même : il pourrait traiter une femme comme suspecte...
Le capitaine rougit jusqu’aux oreilles.
— Quelle idée ! s’écria-t-il. Nous ne sommes pourtant pas des Peaux-Rouges ! Vous pouvez être tranquille, les femmes sont pour nous sacrées : je vous garantis que vous n’en trouverez pas une seule sur cette liste. Mais je me suis trompé, j’aurais dû faire ma carrière dans les beaux-arts. — Et le capitaine, se dressant devant la glace, étendit les bras dans une pose théâtrale et bomba sa poitrine : — N’est-ce pas plastique, ces formes-là ? ce ne sont pas des muscles, mais du marbre, de l’acier... Demain je vous donnerai une lettre pour Lamiral, et vous embellirez notre théâtre avec votre pinceau. Nous ne manquerons pas d’artistes, vous verrez ! Outre la charmante Louisa Fusy, Burce et le remarquable comique Sancy, que nous avons trouvés à Moscou, il y a une quantité d’autres amateurs. Puis on a mis la main sur tout le corps de ballet d’un de vos comtes, Schérémète, je crois. Mais il est temps de nous reposer : prenez mon lit, je coucherai sur le coffre.
— Je vous suis infiniment obligé, mais c’est plus que je ne puis accepter ; je n’y consentirai pas, répondit Ilia.
— Pas de compliments, cher collègue ! Tous deux nous servons les muses, et de plus, vous êtes mon convive. Arrangez-vous ! Je dois porter des papiers au général, mais auparavant je jetterai un coup d’œil à la chancellerie, car on n’est pas très sûr de son monde, en ce moment surtout, où ils sont tellement gorgés de butin qu’ils ne se conduisent plus d’une manière irréprochable.
L’officier sortit. Ilia écouta son pas s’éloigner, puis se jeta sur les papiers. « Ai-je le droit de les lire ? se demandait-il ; n’est-ce pas un parjure et trahir l’hospitalité ? Mais eux-mêmes... cette guerre... » Et il se mit à parcourir rapidement les listes ; l’une surtout, écrite quelques jours auparavant, attira son attention. Beaucoup de noms étaient accompagnés d’annotations de ce genre : « incendiaires, brigands, espions. » Trapinine lut la colonne, puis tournant le feuillet, il se sentit défaillir. Il se frotta les yeux, lut et relut encore. Parmi les « très suspects, » il voyait distinctement écrit : « Lieutenant Pérovsky. » En marge, on lisait : « déserteur à Smolensk, » et une autre écriture, celle de Davout sans doute, avait ajouté : « fusiller. »
Trapinine consterné, laissa retomber les papiers : la table, la chandelle qui éclairait la chambre, le lit du capitaine si généreusement offert, tout tournait autour de lui.
« Pérovsky ! c’est lui, c’est bien lui ! Vassili Pérovsky, plus de doute possible ! se répétait-il éperdu. Mais comment a-t-il pu être fait prisonnier à Smolensk et avoir déserté ?... Rien de semblable quand il nous écrivait de Viazma. Il y a une erreur, une erreur fatale qui crie vengeance ! » Et il se tordait les mains, ne sachant quel parti prendre. Avouer au capitaine qu’il avait lu les listes... Mais il pourrait se fâcher, plus encore, faire un rapport...
Droz rentra.
— Comment ! vous êtes encore debout, dit-il. Mais couchez-vous donc, sans quoi je m’offenserai... Et il insistait pour que Trapinine acceptât son lit, et lui-même s’étant déshabillé, posa la tête sur sa capote pliée, s’étendit sur son coffre et souffla la lumière.
Un peu plus tard, Ilia demanda au capitaine qui ne dormait pas encore :
— Est-il jamais arrivé qu’une des sentences prononcées par votre terrible maréchal ait été changée ou non exécutée ?
Le capitaine soupira et se tourna du côte du mur :
— Hélas ! répondit-il après un silence, c’est absolument impossible avec le prince d’Eckmühl ; il écrit lui-même la sentence après l’interrogatoire : qui oserait lui désobéir ? Vous devez savoir, ce n’est un mystère pour personne, ajouta-t-il à demi-voix, que Davout n’est pas un homme, c’est un tigre.
— Il n’est pourtant pas possible que toutes les condamnations à mort de votre prince-tigre s’exécutent à la minute, reprit Ilia, cherchant une ombre d’espérance ; il faut vérifier, se rendre compte. Si la sentence est rendue le matin, n’en remettra-t-on pas l’exécution au soir pour se donner le temps de rassembler quelques données sûres ?
— Que voulez-vous dire ? Je ne vous comprends pas, fit Droz.
— Je veux dire, reprit Ilia, qu’on a saisi à Moscou un de mes compatriotes, soupçonné d’avoir déserté, ce qui est faux, je vous le garantis.
— Quand a-t-il été arrêté, et de quoi l’accuse-t-on ?
Ilia réfléchissait.
— J’ignore quand il a été arrêté, mais je sais qu’on l’accuse de désertion... Comment vous expliquer cela ? On dit qu’il a été arrêté à Smolensk et qu’il s’en est échappé. Ceci est une calomnie, car jusqu’à Borodino, il n’avait pas été fait prisonnier ; c’est mon camarade, mon ami ; au nom du ciel, s’il est encore vivant, intercédez pour lui !
— Mais auprès de qui ?
— Auprès du prince, de l’empereur lui-même...
— Ah ! comme on voit que vous nous connaissez mal ! dit le capitaine en se retournant. Aller au prince avec une demande de ce genre, ce serait vouloir obtenir qu’une hyène lâchât la proie qu’elle tient entre ses dents... Et l’empereur... Le connaissez-vous ? Non. Eh bien, écoutez ce que je vais vous dire, ici où personne ne nous entend ; mais c’est tout à fait entre nous, vous comprenez. Dernièrement, pendant que Berthier faisait un rapport sur les besoins des soldats, il s’est écrié : « Au lieu de me parler des soldats, parlez-moi de leurs chevaux. » S’inquiéterait-il des exécutions de Davout ? Il pense à bien autre chose, allez...
Le capitaine se tut et reprit au bout d’un instant :
— L’empereur n’aurait-il pas mieux fait de rester en France, pour y faire fleurir la littérature et les arts ?... Mais il redoute la paix qui donnerait le temps de respirer et de critiquer le régime impérial. Voilà ce qui l’entraîne toujours dans de nouvelles guerres. Du reste, ce n’est pas à nous autres, petites gens, qu’il appartient de juger le grand homme : en attendant qu’il revienne au calme, occupons-nous donc, mon cher collègue, de notre théâtre ! À demain donc, et nous offrirons à la grande armée, avec un peu de repos, le souvenir de temps meilleurs déjà lointains.
— Pourtant, si l’occasion s’en présente, reprit Ilia, et que cela ne vous donne pas trop de peine, je vous supplie de vous informer du sort de mon ami !
— Dites-moi son nom.
— Vassili Pérovsky.
— J’essaierai, mon cher ! Mais dans ces jours troublés, grâce à la surcharge d’affaires à l’état-major, il y en a parfois qui ne laissent aucune trace écrite.
Ce disant, Droz se tut. À un souffle léger succéda bientôt un ronflement de plus en plus sonore. Le brave capitaine rêvait sans doute à la France ; il était sur les planches d’un petit théâtre de province, il se voyait déjà un Talma, ne se doutant guère que la conscription de Bonaparte allait faire de lui un soldat.
« Pauvre Vassili ! songeait Ilia, ton affaire est faite. Voilà comment ton héros, ton idole t’a récompensé ! Fils de grand seigneur, de ministre, mourir ainsi avec des incendiaires, des brigands, et mourir ignoré sans qu’on puisse rien faire pour te sauver... Pauvre Aurore ! a-t-elle le pressentiment du sort qui attend son fiancé ? »
Puis il pensa à sa femme, à sa douce vie de famille, et des larmes lui serraient la gorge. Il se torturait l’esprit pour trouver un moyen de s’enfuir et d’éviter le sort de Vassili.
Au matin, en s’éveillant, il vit le capitaine tout habillé qui écrivait :
— Voici une lettre, lui dit Droz d’un ton préoccupé ; portez-la à Lamiral ; je vous souhaite succès et bonheur : quant à moi, à mon grand regret, je suis commandé pour aller suivre une enquête... Au revoir !
— Avez-vous appris quelque chose sur mon ami ? demanda Ilia.
— J’ai fait pas mal de recherches, répondit Droz sèchement, je n’ai rien trouvé ; il y a tant à faire, tant à faire !...
Trapinine se leva, fit sa barbe, aidé du planton, s’habilla et se dirigea vers la maison Pozniakoff, à la Nikitskaïa.
Le régisseur Lamiral, légèrement pris de vin, ne s’entretint pas longtemps avec lui ; il le conduisit dans les coulisses et l’engagea, sans préambule, à s’occuper tout de suite des décors d’une villa italienne. Trapinine, affublé d’un tablier, saisit palette et brosses et se mit à l’œuvre. Il travailla tout le jour sans se reposer ; le soir on l’emmena dîner dans une maison voisine où étaient installés les acteurs et actrices racolés pour le théâtre ; quelques jours se passèrent ainsi ; plusieurs fois Ilia avait tenté d’amener l’entretien sur le sort des prisonniers, surtout des malheureux qui étaient envoyés au Diévitchépolé. La gaieté des artistes tombait tout à coup, ils levaient les yeux au ciel en disant d’un ton pénétré : « C’est une infamie ! On fusille, on pend tous les jours, sans jugement. »
Après être venu deux ou trois fois examiner le travail d’Ilia et lui en avoir fait compliment, Droz ne se montra plus. On l’avait attaché pour longtemps à une commission dans le voisinage de la Soukharéva-bashnia. Dans l’intervalle, les décors s’achevèrent. Lamiral préparait des opéras-comiques, des pastorales avec travestissements : c’était le genre préféré de Napoléon : Martine et Fortin, Les folies amoureuses, Guerre ouverte, etc. Lamiral avait déclaré emphatiquement à Trapinine qu’il était content de lui. Après tout cela, on voulut monter un ballet : il fallut de nouveaux décors, Ilia se remit à l’ouvrage et cela dura longtemps. Sous prétexte de surveiller les préparatifs, de grands personnages venaient souvent voir les danseuses prisonnières et leur faire la cour : Murat était du nombre. Ilia voyant qu’on ne le soupçonnait plus, s’enhardit jusqu’à solliciter du régisseur l’autorisation d’aller voir le capitaine ; il l’obtint d’autant plus aisément que Lamiral avait un conseil à demander à Droz au sujet du théâtre ; il remit donc à Ilia une lettre et un sauf-conduit pour se rendre à la Soukharéva-bashnia.
Ceci se passait à la fin de septembre. La nuit était froide. Trapinine rencontra un conscrit alsacien. Le petit soldat marchait le sac au dos, le fusil sur l’épaule ; il semblait fatigué et regardait autour de lui comme cherchant son chemin. Ils entrèrent en conversation, Ilia apprit que son compagnon était parti du Kremlin, porteur de papiers pour Le Fortovo : on avait établi dans le château un grand hôpital français.
— Et vous, où allez-vous ? demanda à son tour le petit Alsacien, avec des fossettes sur ses joues roses.
— Moi, j’y vais aussi, répondit Trapinine après une courte réflexion.
— Parfaitement, monsieur, ce sera plus gai de marcher à deux. Comme vous voyez, j’ai perdu mon chemin et je suis très fatigué ; les chevaux meurent comme des mouches : aussi faut-il beaucoup aller à pied. Vous venez de l’état-major ?
— Oui, je suis, comme vous, chargé d’un message.
— Vos bottes sont plus neuves que les miennes.
— On me les a données comme récompense.
— Nous en aurions bon besoin aussi, dit le soldat en regardant mélancoliquement ses misérables chaussures, retenues à ses pieds par des bouts de ficelle.
Les nouveaux amis dépassèrent la Basmannaïa ; la nuit était tout à fait venue, quand Ilia montra à son compagnon les fenêtres éclairées de Le Fortovo. Il savait que derrière le château, au bord de la Sinitchka, s’étendait le cimetière de la ville.
— N’entrerez-vous pas avec moi ? dit le soldat en essuyant la sueur qui couvrait son visage. On a promis de me régaler avec du bouillon et du vin des convalescents ; on les dit excellents, surtout quand on est fatigué.
— Non : accompagnez-moi plutôt jusqu’à cette église, répondit Ilia. Quoique je sois de l’état-major, je suis sans armes : vous me protégerez contre les maraudeurs qui, paraît-il, en font des leurs de ces côtés.
— Volontiers, reprit le soldat ; mais c’est curieux, je ne me reconnais pas ici ; pourtant j’y suis déjà venu ; alors il y avait un parc d’artillerie près de l’église, et maintenant c’est si tranquille et si désert qu’il me semble y venir pour la première fois. C’est heureux que vous m’ayez montré le chemin, j’ai la vue basse, sans vous, je me serais égaré.
— C’est justement au commandant de l’artillerie dont vous parlez que je suis envoyé, dit tranquillement Ilia.
— Parfait ! marchons.
Près de l’église Pierre-et-Paul, une sentinelle les arrêta : ils répondirent qu’ils allaient en mission.
— Où cela ?
— À la Maison-d’église, répondit Ilia.
— Si tard que ça ? grommela le grenadier à cheval, en les examinant de son mieux dans l’obscurité... Que faites-vous dans ce coin désert ? les cosaques qui viennent jusqu’ici vous enlèveront vos armes, s’ils ne font pis.
— Soyez sans crainte, l’ami ! nous sommes deux, dit Ilia avec assurance tout en pataugeant dans la boue gluante : il ne ferait pas bon nous attaquer.
— Rappelez-vous pourtant que les vedettes finissent ici... cria la sentinelle.
L’hôpital dépassé, les deux compagnons arrivèrent à la grille de l’église ; un silence de mort y régnait ; le vent seul bruissait dans les cimes des bouleaux.
— Retournez à présent, mon ami. Je vous retrouverai à l’hôpital, dit Ilia au soldat tout en se demandant s’il ne ferait pas bien de lui prendre son fusil et de le tuer pour fuir avec plus de sécurité.
— Chez qui allez-vous donc ? dit l’Alsacien étonné en ne retrouvant pas trace de l’artillerie qu’il avait vue là naguère. À moins, ajouta-t-il en riant, que votre commission ne soit adressée aux morts.
« Si je le tuais ? pensait toujours Ilia. Pour peu qu’il se doute de quelque chose, il va prévenir les sentinelles de la chaîne de nuit... »
Le soldat avait posé son fusil à terre pour rattacher sa chaussure. Ilia hésitait. « Non ! se dit-il, va, continue ton chemin en paix, brave petit Alsacien : que Dieu soit avec toi ! »
Et répondant au jeune homme :
— Comment ? lui dit-il, vous ne distinguez pas la maisonnette là-bas, dans les arbres ? Les feux sont éteints, le commandant dort probablement, mais les sentinelles veillent. Dès que j’aurai fait mon message je vous courrai après.
— Au revoir donc, dit le soldat. J’y vois si mal que je me demande quel besoin on avait d’un aveugle comme moi... Tâchez d’apprendre de nos artilleurs si on nous laissera bientôt rentrer au pays ; ils savent peut-être quelque chose. Prenez garde aussi qu’une sentinelle ne tire sur vous.
— Merci ! je serai prudent.
L’Alsacien reprit le chemin déjà parcouru ; Ilia l’écouta s’éloigner, dépassa l’église, se blottit près de la grille et écouta encore. Le vent tour à tour se taisait et reprenait ; à droite et à gauche, jusqu’au bord de la rivière, se faisaient entendre les cris des sentinelles. Au-dessus de la ville, le ciel était rouge, un nouvel incendie venait d’éclater.
« Serai-je assez heureux pour passer à travers la chaîne ? se demandait Ilia. L’évasion désespérée que j’entreprends réussira-t-elle ? On peut arrêter le soldat, lui demander ce qu’est devenu son compagnon de tout à l’heure ; les sentinelles voyant que je me suis moqué de lui, se mettront à ma poursuite... Vite ! vite ! détalons.
Et il prit sa course, courbé d’abord, puis debout ; il courait au hasard, se butant aux inégalités du sol, tombant dans les flaques d’eau ; il ne s’arrêta que lorsqu’il se sentit embourbé jusqu’aux genoux : il comprit qu’il était au bord de la Sinitchka ; il entra dans l’herbe haute et s’y tint coi, décidé à attendre le jour ; son pied, de nouveau, le faisait souffrir.
« Hélas ! pensait-il, il me sera donc impossible de m’échapper ? Ce n’était qu’une illusion, cet espoir ! On me découvrira, on me ramènera, et qui sait ? l’affaire du puits est peut-être déjà connue... Bon Dieu, laissez moi vivre pour ma famille et votre gloire ! »
Plus de deux heures s’étaient écoulées, la nuit paraissait encore plus noire sous les reflets de l’incendie ; Trapinine s’endormit d’un sommeil fiévreux ; à sa droite, derrière les buissons, une faible lueur parut : « Serait-ce le jour ! » se dit-il en s’éveillant.
Tout était tranquille et sombre. C’était la lune qui se levait, éclairant le ruisseau et la futaie. Ilia se souvint que ce petit cours d’eau longeait le cimetière ; puis venaient des ravins, une forêt et enfin les champs. « Il n’y a pas de temps à perdre, » dit-il en se déshabillant, et en faisant de ses bottes et de ses vêtements un paquet qu’il mit sur sa tête, il traversa l’eau glacée, fouillant du pied le fond marécageux, et atteignit le bord opposé. Plus d’une fois il glissa, trébucha et faillit perdre son petit chargement. Au milieu du courant, l’eau lui montait jusqu’au menton, puis elle devint moins profonde. Tout frissonnant, il sortit sur l’autre bord, s’essuya comme il put dans l’herbe, et passant ses vêtements et sa chaussure, il rampa jusqu’au cimetière. La lune, dans ce moment, était voilée d’un nuage. Il avançait lentement ; enfin, il distingua les croix du cimetière. Il s’arrêta, réfléchissant à ce qu’il allait faire. On n’entendait plus les sentinelles et la nuit était moins noire. « Il faut s’éloigner avant qu’il fasse jour, » se dit-il ; il fit quelques pas ; un léger bruit se fit entendre ; il frémit, et regarda avec épouvante.
Tout près de lui, il vit un homme de haute taille, en soutane déchirée qui, à l’aspect de sa capote militaire et de sa casquette française, parut aussi troublé que lui et resta un moment sans pouvoir proférer une parole.
Ami ou ennemi ! (Utrum hostis an amicus ?) dit l’inconnu d’une grosse voix de basse tremblée. — Regarde et fais grâce (Respice et parce !) continua-t-il en montrant d’un air piteux un enfant qui dormait à ses pieds dans l’herbe.
« C’est sans doute le prêtre du cimetière qui me prend pour un Français, » se dit Ilia.
— Tranquillisez-vous, ajouta-t-il à haute voix ; moi aussi je suis un Russe et tout autant à plaindre que vous : mon nom est Trapinine.
— Le mien est Savva Skvartzolf, diacre de Kondrino, et ceci est mon neveu, dit l’inconnu à son tour. Ce que j’ai enduré ne se peut raconter. Ces brigands ont brûlé ma maison, après avoir tout emporté ; cela je puis encore le supporter ; nu je suis venu au monde et nu me revoici, mais, pendant mon absence, ils m’ont enlevé ma femme... Polia...Politchka, où es-tu ? répétait le pauvre diacre en sanglotant, et se prenant la tête à deux mains, il s’affaissa sur une pierre funéraire. L’enfant se réveilla, regardant de ses grands yeux étonnés son oncle et cet étranger.
Le prêtre reprit la parole :
— En vous voyant, je me suis dit : « C’est fini ! voici la patrouille, je suis de nouveau entre leurs mains ! » Et vous, de votre côté, vous vous levez et venez droit à moi ; mon cœur est faible, quoique je sois un Samson pour la force... Et pour tout le mal qu’ils m’ont fait, quoique je sois du clergé orthodoxe, j’ai juré, oui, j’ai juré que je prendrais un couteau et, sans le moindre scrupule, je marcherais sur eux.
Trapinine, alors, lui fit part de son plan.
— Je ne devais pas jurer, monsieur, reprit le diacre, mais j’ai juré ! J’ai cherché ma femme partout, jusque dans leurs repaires ; j’ai présenté des suppliques à leurs généraux, à leurs maréchaux. Ils riaient... Alors j’ai pris cet orphelin qui m’a été confié, j’ai quitté la ville par les jardins maraîchers, je voulais me rendre au couvent d’Andronieff, mais je me suis égare et me voici. Que Dieu m’aide maintenant à rejoindre les nôtres, que je puisse leur remettre l’enfant. Et alors ils auront des nouvelles de Savva, ces monstres !
— De quel côté allez-vous, mon père ?
— Du côté de Kolomna.
— Moi aussi, je vais vers Riazane : ma famille est dans le district de Marschansk.
— Alors, ne perdons pas de temps ! Si vous y consentez, marchons ensemble : il commence à faire jour.
Les fugitifs entrèrent sous bois, et marchèrent longtemps ainsi à l’abri. Le plein jour les trouva dans une clairière, près d’une maison de garde abandonnée. Ils s’arrêtèrent pour se reposer au bord d’un petit lac ; le diacre avait quelques biscuits, et ils restèrent là jusqu’au coucher du soleil, de peur des rencontres. Savva raconta à Ilia que, ses études achevées, il avait été chantre pendant plusieurs années au couvent de Tchoudoff, qu’il venait de se marier et avait été consacré diacre ; en attendant d’être reçu prêtre. Et le souvenir de sa femme amena une nouvelle crise de désespoir. Il répétait sans cesse que dès qu’il aurait remis l’enfant aux parents, il prendrait les armes et marcherait contre l’ennemi : il espérait être reçu dans la milice.
Le soir, ils se remirent en route, marchant toute la nuit, et au matin ils eurent la joie d’entendre aboyer des chiens : un peu plus loin, ils aperçurent quelques cabanes : mais qui les habitait, des amis ou des ennemis ?
Toujours debout devant le terrible Davout, Pérovsky comprit enfin de quelle importance était pour lui ce que disait l’aide de camp du prince.
— Ce monsieur, prononça respectueusement Olivier, est plus jeune et de plus petite taille que celui dont parle votre excellence : je me souviens parfaitement de lui.
Le poids énorme qui pesait sur Vassili tomba comme par enchantement, le soleil éclaira de nouveau son horizon ; il respira bruyamment, et s’efforça de ne pas perdre un mot de ce que disait son défenseur inattendu.
Au grand étonnement de Vassili le visage du maréchal s’éclaira et prit une expression moins mauvaise.
— Vous lambinez, Olivier, dit-il comme s’il ne voulait pas se laisser dominer par cette impression... Que le diable vous emporte ! On dirait que vous avez la bouche pleine de bouillie.
— L’autre prisonnier, continua Olivier d’un ton respectueux et doux, avait la tête de plus que monsieur. Je crois le voir encore. Il avait des rides et une tache de naissance sur la joue, il marchait en se dandinant. Si votre excellence doute de mes paroles, ajouta-t-il en pâlissant et d’une voix qui tremblait, je suis prêt à partager le sort du prisonnier.
— Cela suffit, dit Davout d’un ton brusque. Je n’ai que faire de votre grandeur d’âme... Quant à vous, s’adressant à Pérovsky, vous êtes sauvé par mon subordonné : vous pouvez aller rejoindre vos compagnons.
Vassili resta quelques instants debout et immobile, regardant Davout qui avait l’air satisfait de sa décision et de la mine éperdue de son prisonnier. Puis, sans saluer ni proférer une parole, il se dirigea en chancelant vers la porte, et ne put jamais se rendre compte de la manière dont il avait rejoint les prisonniers.
Ils étaient logés dans une aile qui n’avait plus ni plafonds, ni planchers. En approchant, Vassili entendit des chants et un brouhaha de voix. C’était un fouillis de gens de toute sorte, marchands pris au moment où ils sortaient de la ville, valets, hommes du peuple soupçonnés de brigandage et d’incendie, deux ou trois fonctionnaires, quelques militaires et quelques gens d’église. Vassili reconnut dans cette foule bigarrée Maxime, le majordome des Batashoff, qui se mit à pleurer en le voyant. Quelques-uns des prisonniers, pour tuer le temps et gagner quelque nourriture, faisaient de petits ouvrages pour les Français, et, s’ils parvenaient à se procurer de l’eau-de-vie, se grisaient et chantaient des chansons navrantes à entendre. Le majordome, les prêtres et les marchands gardaient un mutisme plus digne. Un silence morne régnait dans cette section-là, ou bien on causait à mi-voix, se demandant quand finirait cette guerre et cette captivité. Napoléon, afin de faire honneur aux vieux-croyants, avait visité leur ermitage au cimetière de Préobrogensky. Il avait aussi fait appeler auprès de lui la marchande de modes de la Dmitrievka, et cette Oberschelma[19], comme l’appelaient les Moscovites, avait eu avec l’empereur une conférence sur l’affranchissement des serfs.
Pérovsky vit bien vite qu’il serait obligé de coucher sur le sol, dans le coin qui lui avait été assigné, lorsqu’un jeune homme de grande taille, les cheveux roux et frisés, l’air réjoui et les yeux rieurs, vint lui offrir ses services. On l’appelait Siénka Koudinitch ; il avait été valet de chambre d’une comtesse et, présentement prisonnier, il occupait le coin réservé aux gens du peuple.
C’était toujours lui qui entonnait les chansons reprises en chœur par les autres. Vassili lui demanda d’apporter du jardin des feuilles sèches et de l’herbe ; avec cela, en un tour de main, Siénka confectionna une espèce de couche et, montrant ses dents très blanches, il dit à Vassili :
— Voilà votre « boudovar », monsieur ; il n’y manque qu’une robe de chambre et des pantoufles ; Votre Seigneurie y dormira comme dans un lit de plume...
Puis il balaya tout autour, et couvrit la terre de sable. À son tour, Vassili put lui rendre service, car ayant appris qu’il avait une passion pour Glasha, la femme de chambre de la comtesse, il écrivit une lettre pour la belle, sur les indications de Siénka, tout en demandant à celui-ci comment il comptait la faire parvenir. Siénka répondit par un proverbe qui prouvait que la captivité ne pouvait durer éternellement ; elle cesserait un jour ou l’autre, et il glissa la lettre dans sa chaussure.
Pendant les quatre premiers jours, Pérovsky allait avec les autres détenus, sous escorte, dans les jardins maraîchers le long de la rivière, pour y arracher les pommes de terre et les légumes qui s’y trouvaient encore. On les envoyait aussi à l’abattoir, où ils devaient aider les Français à assommer et égorger les bœufs, les chevaux fourbus, que leur amenaient les pourvoyeurs de la grande armée. C’est pendant ces expéditions que Koudinitch amusait ses camarades de ses bouffonneries et de ses chansons. Mais cela même ne dura pas longtemps ; les provisions s’épuisaient, et bientôt les prisonniers ne reçurent plus que du biscuit et du gruau.
Un jour (c’était une quinzaine après son arrivée dans l’aile du jardin Milioukoff), Pérovsky remarqua un mouvement inusité dans le quartier du maréchal Davout. On voyait les aides de camp s’agiter, des ordonnances traverser la cour au galop, des gens à cheval partir en hâte. « On va se mettre en route, disaient avec joie les captifs, quelque chose aura été décidé pour les prisonniers : on va nous conduire aux avant-postes. »
Le 17 septembre, on les fit sortir de leur logis ; après l’appel, ils furent conduits à la barrière de Dorogomilovo, et de là acheminés par centaines sur plusieurs points de Moscou... — « Où vous envoie-t-on ? se demandaient-ils, les uns aux autres. — Nous n’en savons rien », telle était l’éternelle réponse. Un gros général arriva à cheval ; d’un air soucieux, il jeta un rapide coup d’œil sur les prisonniers, fit un geste, le tambour battit ; une partie de l’escorte se mit en tête du détachement, tandis qu’une autre fermait la marche. Les paroles de commandement se firent entendre, et la colonne s’ébranla sur l’ancienne route de Smolensk. « Mais nous allons à Mojaïsk, répétaient les prisonniers. Les Français battraient-ils en retraite ? » Les uns semblaient satisfaits, d’autres soupiraient sans rien dire.
Deux prisonniers russes en calèche invitaient, à tour de rôle, les éclopés à monter auprès d’eux pour se reposer ; Vassili eut la chance de faire avec eux quelques étapes : il s’en félicitait tout en s’étonnant d’être ainsi privilégié. D’autres prisonniers, marchands ou domestiques, qu’on prenait pour des cosaques à cause de leurs longues barbes, étaient aussi l’objet de quelque bon vouloir de la part des surveillants, mais cela ne dura guère. Après une halte, un sergent, très gravé de petite vérole et drapé dans un manteau de femme, s’approcha de la calèche, prit un des officiers par la main, le fit descendre ainsi que son compagnon, puis s’installa tranquillement avec un camarade dans la voiture et n’y laissa plus rentrer ceux à qui elle appartenait.
On avançait toujours. Un vent perçant se leva, accompagné d’une pluie fine et froide ; les domestiques avaient perdu leurs livrées et leurs panaches ; tous se traînaient dans leurs vêtements déchirés, les prêtres demi-nus dans la boue glacée ; Vassili grelottait. À l’entrée d’un pont, un sous-officier le pria poliment de s’asseoir au bord de la route et, toujours poliment lui tira ses bottes qu’il tapota doucement d’un air caressant ; puis il offrit sa chaussure en lambeaux à Vassili qui. crainte de pis, se résigna à l’assujettir de son mieux à ses pieds.
Le majordome des Batashoff marchait, lui aussi, les pieds enveloppes de linge.
— On t’a pris tes bottes ? lui demanda Pérovsky.
— Oui, répondit Maxime avec indifférence.
— Voyons, entre nous, avoue que c’est toi qui as mis le feu chez vous quand Murat logeait dans la maison.
Le vieillard regarda autour de lui, et répondit en soupirant :
— Oui, c’est moi...
— Et qui te l’avait conseillé ?
Maxime leva la main vers le ciel :
— Voilà, dit-il, Celui qui nous l’a mis en tête : puis le comte Rostopchine a fait venir quelques-uns d’entre nous et nous a dit en secret : « Quand l’ennemi entrera dans Moscou... Vous comprenez, mes amis !... Commencez par ma propre maison de la Loubianka... » Et nous avons fait ce qu’on nous a dit, nous avons brûlé, brûlé...
La gelée suivit de près la pluie ; la route était couverte de mottes de boue durcie ; les prisonniers affamés, exténués, les pieds endoloris et saignants, restaient en arrière, tombaient parfois, et ce n’était qu’à coups de crosse qu’on les faisait se relever. Les haltes se prolongeaient. Les officiers de l’escorte perdirent patience, et c’est alors qu’on commença à achever les malades et les éclopés. Pérovsky remarqua que ces tueries se faisaient au lever du jour, alors que le détachement se remettait en route après la nuitée. En entendant pour la première fois quelques coups de feu, secs et isolés tirés en arrière du convoi, Vassili demanda à un soldat ce que cela signifiait. Haussant les épaules, le Français lui répondit d’un air sombre : « C’est la soupe de minuit de vos camarades. » Dès lors, le pauvre Pérovsky, tressaillant à chacun de ces coups, regardait avec anxiété ses pieds nus entourés de chiffons, se demandant combien de temps il pourrait marcher encore, et si « la soupe de minuit » ne l’attendait pas, lui aussi. Dans ces heures d’angoisse, il tirait de sa poitrine la sainte image donnée par Aurore, et priait avec ferveur.
Dans une halte, où il entendit quelques-uns de ces coups de feu, plus nombreux que d’ordinaire, il ne put s’empêcher de dire au chef de l’escorte, d’un ton de reproche :
— Comment pouvez-vous tolérer pareille barbarie, capitaine ? Qu’on m’ait enlevé mes bottes, qu’on ait pris la calèche de mes camarades, cela se comprend encore, c’est le droit du plus fort... Mais ces assassinats vous sont-ils commandés ?
— C’est la volonté de l’empereur, dit l’officier d’un ton triste.
— Mais dites-moi, je vous prie, comment peuvent s’expliquer de pareilles monstruosités ? L’Indien qui mange son ennemi désarmé...
— Écoutez, interrompit sévèrement le capitaine, prenez garde ! chacun de vous est exposé à un accident de ce genre...
Il se tut, puis reprit après quelques instants :
— Vous nous reprochez nos violences, mais n’est-ce pas vous qui êtes les premiers coupables ? N’avez-vous pas incendié vos villes, vos villages ? Vous n’avez ni hôpitaux, ni pharmacies... Que faire, je vous le demande, de vos malades ? Les remettre bénévolement aux mains des vôtres, peut-être ? Serviteur ! Vous comprenez parfaitement que retardataires et malades, une fois sur pied, se tourneraient contre nous.
Couché sur la terre gelée pendant les nuits froides et les pluies, entendant de plus en plus fréquemment les sinistres coups de feu, Pérovsky s’aperçut avec terreur que ses pieds enflaient ; la nuit, il craignait de s’endormir, de peur qu’ils ne gelassent ; quand le sommeil le gagnait, il se levait effrayé et se mettait à marcher pour se réchauffer.
Le détachement, après avoir dépassé Mojaïsk, approchait de Borodino. Là cinquante jours auparavant, Perovsky avait assisté à la grande bataille. Il y avait trois mois à peine qu’il quittait cette terre de Novossëlovka, si près de là, et que son cœur était plein de tant de bonheur et de jeunes espérances !
Il ne gelait plus ; la soirée était froide, le vent violent, une pluie continue tombait ; les prisonniers et leurs gardiens, tous engourdis, étaient bien aises de s’arrêter ; ils se blottirent du mieux qu’ils purent dans les débris d’un village incendié, non loin d’un ravin où gisaient des cadavres d’hommes et de chevaux, non encore enlevés. « Mon Dieu ! s’écria l’officier auquel on avait enlevé sa calèche, nous sommes devant la batterie de Raïevsky ! je reconnais la place. »
Vassili se souvint de Napoléon qu’il avait vu galoper en ce même endroit, monté sur un cheval blanc, entouré d’une suite interminable.
À peine les soldats couchés, une gaie chanson cadencée traversa l’air et fut saluée d’un rire presque unanime. C’était le grand Siénka Koudinitch qui chantait :
Une chouette est assise sur un poêle,
Elle bat des ailes,
Avec ses pieds elle fait topp, topp.
Avec ses yeux lopp, lopp...
Siénka joignait sans doute le geste aux paroles, car les rires ne cessaient pas.
Tout frémissant, Pérovsky écoutait ces bouffonneries ; il défit les linges qui entouraient ses pieds et vit que de la cheville aux genoux ses jambes étaient couvertes d’écorchures et de plaies. Il était affamé. Ce jour-là, il avait été très heureux de trouver un oignon à demi pourri dans les immondices du village où l’on faisait halte.
« Perdu ! je suis perdu ! se répétait-il en regardant avec indifférence ce qui se passait autour de lui. Le grand sergent qui lui avait pris ses bottes vint à passer : il paradait aujourd’hui dans une courte pelisse de femme en peau de lièvre, et un manchon de soie blanche était suspendu à son cou par un ruban. Accompagné de quelques soldats armés de haches, il s’en allait à la redoute abandonnée. Bientôt des coups secs, comme si l’on fendait du bois, se firent entendre.
— On coupe les jambes des morts, dit Koudinitch avec un sourire en s’asseyant auprès de Vassili, c’est pour prendre leurs bottes...
— Eh bien, qu’est-ce que cela fait ? répondit Vassili en continuant à entortiller ses jambes ; n’est-ce pas égal une fois qu’ils sont morts ?
— Oui, mais s’il y en a de vivants ?
— Voyons donc, Siénka ! près de deux mois se sont passés depuis !
— Eh bien, monsieur, dernièrement Proshka, le buffetier des Arkharoff, a poussé un mort du pied, et il a gémi... Il était vivant, nous l’avons entouré, lui demandant de quoi il avait vécu depuis si longtemps... « Je rampais la nuit, nous a-t-il dit, vers les morts et je tirais de leurs sacs du biscuit dont j’ai vécu. »
— Et qu’en avez-vous fait ?
— De qui ?
— Mais de ce mort-vivant ?
— Que pouvions-nous en faire ? répondit Koudinitch ; il nous suppliait en disant : « Achevez-moi ! » Mais nous n’en avons pas eu le cœur... Tous les nôtres ne peuvent être partis. Qui sait ? d’autres le trouveront et prendront soin de lui.
Le détachement atteignit Krasnoë. Pérovsky ne doutait plus de sa fin prochaine. Ses forces l’abandonnaient, il se traînait avec peine, ne se rendant plus même compte comment il marchait encore. La fièvre le secouait, il allait comme en un rêve, tantôt à la tête de la colonne, tantôt avec les traînards. Une seule chose lui apparaissait clairement, c’est qu’il allait mourir. Les Français venaient encore de tuer quelques retardataires ; la nuit tombait. Pérovsky, inconscient, emboîtait le pas ; il regardait les saules qui bordaient la route, se demandant avec l’épouvante du délire, contre lequel de ces arbres il allait s’affaisser épuisé, pour être achevé sans pitié...
— Monsieur, dit à son oreille la voix bien connue de Koudinitch, vous êtes à bout de forces, moi aussi je n’en peux plus... Je me suis décidé à fuir, prenez mes laptys, je n’en ai plus besoin.
— Tes laptys ? Mais toi-même donc ! Penses-y bien... Et crois-tu que ce soit le moment de fuir ? Si on te reprend, on te tue...
— C’est toujours la mort, mon officier, répondit Koudinitch, et il faut vivre tant qu’elle n’est pas là ; on n’a guère le temps de lui échapper quand elle arrive ! Si Dieu me vient en aide, je pourrai tout aussi bien m’enfuir avec vos chaussures qu’avec les miennes. Regardez : ce ne sont des laptys qu’en dehors, à l’intérieur ce sont des valiankys doublés de feutre, c’est très commode. Mais nous voici arrivés à la couchée.
Les prisonniers firent halte à la lisière d’un bois ; Koudinitch s’assit prestement à terre et enleva ses laptys.
— Acceptez-les en souvenir de Siénka, dit-il en les lui présentant.
— Pense à ce que tu fais, mon garçon ! répondit Pérovsky. Tu as sûrement un père, une mère : tu pourrais les revoir peut-être, tandis qu’ainsi...
— Je ne suis qu’un pauvre diable, monsieur, tout à fait orphelin, et ce que j’ai mis une fois sous mon bonnet, je le fais !
— Réfléchis ! te dis-je... Tant d’yeux nous surveillent... Tu peux compter d’être repris !
— Oui, mais parfois la hache, frappant dans le bois, rencontre un nœud, dit Koudinitch d’un ton énigmatique en regardant autour de lui, vous verrez... Quant aux laptys, c’est Glasha qui m’en a fait présent, en automne, quand elle a quitté Moscou avec les maîtres. Les Français m’ont pris mes bottes, et c’est avec ça que je suis arrivé jusqu’ici... On marche facilement là-dedans.
Pérovsky n’insista plus. Siénka l’aida à se chausser ; les laptys, larges et doux, lui donnèrent une impression singulière de bien-être ; il n’alla pas même chercher sa part dans la chaudière commune, il s’étendit sur une pente à l’abri, avec les plus grelottants, et en s’endormant il pensait à Siénka : « Lui aussi est amoureux », se disait-il. Puis la nuit noire, la redoute avec ses cadavres abandonnés, l’escorte, le ravin, tout disparut à ses yeux... Il revoyait un ciel d’été sans nuage, il marchait avec Aurore dans l’herbe verte d’une clairière, des fleurs parsemaient le gazon, une alouette s’élevait en chantant dans l’azur... « Adresses-tu tes prières à l’Intercession de la sainte Vierge dont je t’ai donné l’image ? » lui demanda soudain Aurore... Et il ouvrit son uniforme pour chercher l’image et la lui montrer, mais il ne la trouvait point ; ses mains convulsives fouillaient ses vieux habits, son manteau usé, rien... Confus, n’osant regarder Aurore il se demandait où pouvait être cette image dont elle l’avait béni ; l’aurait-il perdue, mon Dieu ?... Aurore attendait toujours, le regardant attentivement... Une rude poussée fit disparaître brusquement la vision aimée et le cauchemar : c’était le dur appel du matin. Ouvrant les yeux, Vassili vit devant lui le sergent à la pelisse de femme et au manchon blanc ; le jour se levait, il pleuvait de nouveau, l’appel des prisonniers avait commencé.
— En route ! répétait le sergent en secouant Vassili : quel sommeil !
Pérovsky debout vit le détachement déjà rangé par files : on s’apprêtait à marcher. À peine les premiers rangs étaient-ils sous bois qu’un coup de feu, suivi de plusieurs autres, retentit. Vassili frissonna, s’étonnant d’entendre ces coups si connus en avant de la colonne et non à l’arrière comme d’habitude. Dans la pâle lumière du matin, il aperçut un groupe qui s’agitait à la lisière du bois ; une partie de l’escorte avait abandonné les prisonniers pour poursuivre quelque chose dans la forêt, d’autres examinaient un objet sombre, étendu près du fossé, au bord de la route. Des cris se firent entendre. Tout le détachement fit halte, on parlait, on gesticulait, mais personne ne savait au juste ce qui se passait.
Enfin on apprit qu’un des prisonniers, Koudinitch, avait arraché le fusil du soldat le plus proche de lui, s’était jeté sous bois et se défendait avec la crosse. Le sergent au manchon fut le premier à revenir de la surprise et commanda de tirer contre le fugitif ; les coups de feu éclatèrent, Siénka s’arrêta, visa de dessous les branches et abattit le sergent. Les soldats, baïonnette en avant, se ruèrent à la poursuite du fuyard. Très grand et très agile, il courait, les pieds entortillés dans les chiffons de Vassili, sautant fossés et buissons comme un lièvre, et il se perdit dans l’épaisseur du bois.
Les poursuivants tirèrent encore quelques coups de feu au hasard, puis persuadés que le fugitif avait dû être atteint et blessé grièvement, ils revinrent sur leurs pas. Ceci s’était passé avant Viazma.
Toujours diminuant en nombre, le détachement arriva à Smolensk et se dirigea vers Witebsk. Il tomba beaucoup de neige ; les routes devenaient impraticables. En proie à des souffrances inouïes, les premières colonnes passèrent la frontière par un chasse-neige épouvantable et une gelée de 20° Réaumur. Grâce aux valiankys de Siénka, Vassili endurait moins péniblement les épreuves de la marche. « Koudinitch, Koudinitch, se disait-il, bonne et généreuse âme russe, tu m’as sauvé la vie ! Et toi-même, es-tu encore de ce monde ? Si réellement tu as été blessé, que Dieu t’assiste ! Il te récompensera de ce que tu as fait pour moi, en me donnant la chance de lutter, de souffrir, mais aussi d’espérer. »
En Pologne, les prisonniers furent mis sur des charrettes ; ils traversèrent ensuite la Prusse en voitures fermées, mais très affamés. Vassili tomba malade ; la fièvre tierce fit place à la fièvre chaude, et il passa deux mois dans un hôpital. Ce ne fut que vers le printemps qu’il revint à la vie. La femme et la fille du médecin lui apportèrent des fleurs : en les voyant, Pérovsky se mit à pleurer : « Aurore ! Aurore ! disait-il en regardant les fleurs et le soleil, où es-tu ? Nous reverrons-nous jamais ? »
La princesse Anna Arcadievna Schéleshpansky, qui avait quitté Moscou deux jours avant l’arrivée des Français, épuisée par les fatigues du voyage, faisant tantôt arrêter les voitures, tantôt dresser la tente, tantôt entrant dans les auberges, arriva enfin à Iartzovo, sa terre de Kalouga, qui se trouvait sur la route de Panshino, sa propriété de Tamboff. Au moindre ravin, à la colline la moins élevée, la princesse criait : « Arrêtez ! Arrêtez ! je n’en puis plus, » et elle sortait de voiture.
Iartzovo n’était qu’à quatre-vingt-dix verstes de Moscou et à vingt de Kolomna. Le lendemain du départ, au soir, déjà en vue de Iartzovo, les voyageurs aperçurent le rouge de l’incendie au-dessus de Moscou. Aurore fut la première à le remarquer : « Mon Dieu ! s’écria-t-elle, grand’maman, c’est Moscou qui brûle ! » La voiture s’arrêta, chacun se mit à faire des conjectures, mais le doute n’était plus possible ! Moscou brûlait, incendié par les Français qui s’en étaient emparés. La princesse, à cette nouvelle, se sentit défaillir et, arrivée à Iartzovo, déclara vouloir y entrer quelque temps pour se remettre. Tout son train l’y attendait : Mérimiasha, Iéfimovna et les autres domestiques.
— Il y a loin d’ici aux Français, dit-elle, et puis Koutouzoff est là !
Grâce aux soins d’Aurore et de Mérimiasha, la maison fut préparée à la hâte et disposée conformément aux habitudes de la princesse. On acheta à Kolomna presque désert, ce qu’on y trouva de provisions ; on découvrit un médecin qui s’engagea à venir voir tous les jours la malade ; on logea tant bien que mal dans les ailes et dans les isbas la nombreuse domesticité amenée de Moscou, buffetiers, cuisiniers, coiffeur, femmes de chambre, etc. Les caisses ouvertes, Aurore trouva le lit au pied de cristal avec les coussins et les couvertures de soie ; elle le fit placer dans la chambre à coucher de la princesse. Celle-ci revoyant le portrait de Napoléon tissé en soie, s’emporta et ordonna de le suspendre dans le salon, avec cette inscription : Assassin et scélérat.
La vie à Iartzovo s’arrangea petit à petit, pareille en tout à la vie que la princesse menait à Moscou. La matinée était consacrée à la toilette, aux soins que réclamaient les favoris Limeka, Timeka et Toutik. Puis Aurore entrait dans la chambre de sa grand’mère et lui faisait une lecture à haute voix. Le soir, près de la table à thé, la lecture reprenait, ou bien Mérimiasha et Iéfimovna, un tricot à la main, venaient raconter à tour de rôle ce qu’elles avaient entendu dire dans la journée au staroste ou à d’autres. La princesse écoutait, tout en faisant sa patience. Dans l’antichambre, les domestiques jouaient aux cartes, les femmes de chambre chantaient en chœur dans leur ouvroir, où Vlass venait parfois mêler sa voix de basse et le négrillon Varlarska son baryton. Après le souper, chacun se couchait.
Dans tous les environs, impossible d’avoir des nouvelles du théâtre de la guerre, si peu éloigné pourtant. Il n’y avait que le médecin et le maréchal de la noblesse de Kolomna qui apportassent quelques récits, lus dans les journaux, et en voyant ces paisibles campagnes, avec leurs moujiks occupés comme d’habitude à leurs travaux, on aurait pu croire que le terrible fléau qui s’était abattu sur la Russie, à une distance de quatre-vingts verstes à peine, sévissait quelque part tout au fond de l’immense empire, dans « le trentième royaume, » très loin, très loin... Cela révoltait Aurore, comme les ballets et les opéras, représentés la veille de l’entrée des Français, l’avaient révoltée naguère.
L’automne était doux et beau. Le feuillage des bouleaux avait passé du vert au rouge et au jaune d’or, les tons admirables de l’arrière-saison. Les travaux des champs allaient leur train. Les blés d’hiver semés, c’était le moment de préparer la terre pour les blés d’été, il fallait rentrer les légumes, réparer les isbas. Les hommes couraient les foires, les bois, tandis que les vieux et les vieilles du village, qui depuis longtemps n’avaient pas vu la princesse, se rendaient auprès d’elle le soir, apportant comme offrandes des poules, des œufs, des champignons, et faisant en échange des demandes de tout genre, entre autres la permission de couper du bois dans sa forêt réservée, des prêts d’avoine ou de seigle, ou bien la priant d’acheter des ouvrages faits par eux, du drap, de la toile. D’autres demandaient à Aurore de les entendre, de juger leurs différends, de mettre fin à des querelles à propos d’oies et de pourceaux. Elle écoutait patiemment ces requêtes, sans parvenir à comprendre qu’on pût, dans un moment pareil, s’inquiéter de semblables choses.
Tourmentée sur l’issue de la guerre, sur le sort de son fiancé, elle cherchait le repos dans la solitude. Elle n’eut pas de cesse qu’on ne lui eût amené Barss, son cheval favori. Elle le montait le soir et parcourait les bois et les champs jusqu’à la nuit close.
Les hauts faits de l’armée russe à Borodino, la blessure et la mort de Bagration, en un mot ce qu’on savait de la guerre, toutes ces choses, à la grande consternation d’Aurore, ne troublèrent que peu le cours de la vie à Iartzovo. Les journaux arrivaient si tard pour finir par ne plus arriver du tout, que sans le ciel rouge au-dessus de Moscou, on aurait pu croire la guerre terminée. Mais la sinistre lueur planait toujours sur la ville. De sa chambre, Aurore regardait l’incendie en frémissant. Elle ne pouvait s’endormir en pensant à toutes les souffrances, à toutes les calamités dont cet embrasement incessant était pour elle le symbole. Mais tout cela n’occupait guère les paysans et ne les émouvait pas.
Le staroste de Iartzovo fit part à Mérimiasha, puis à Aurore, du nouveau bruit qui courait le pays. Les paysans avaient entendu quelque chose des projets répandus par des feuilles imprimées en français, dont on avait d’abord parlé tout bas, mais qui, aujourd’hui, faisaient ouvertement le sujet des entretiens. Ces feuilles annonçaient au paysan sa libération pleine et entière. L’empereur Alexandre était attendu à Vladimir, puis à Kolomna. Il enverrait une partie des seigneurs quelque part, à Kazan, et le reste dans différentes villes, « écrire du papier, » et les terres, les forêts, les maisons, tout serait partagé entre les moujiks. Ces bruits eurent pour résultat de rendre le peuple grossier et désobéissant avec les intendants et les starostes. On se refusait à travailler pour les seigneurs, on pillait çà et là les biens des propriétaires ; il y eut même quelques cas d’incendies de maisons seigneuriales.
— Rassemble les paysans, que je leur parle, déclara bravement Aurore : nos moujiks sont victimes de vilaines gens qui leur troublent l’esprit et pervertissent leur bon sens.
— À quoi pensez-vous, mademoiselle ? s’écria le staroste. Les nôtres sont calmes. Vous leur mettriez des idées en tête ; laissez-les tranquilles : on jasera, jasera, puis tout finira par s’apaiser...
Aurore crut devoir parler de ces choses à sa grand’mère, qui en fut si troublée qu’elle dut se mettre au lit. La jeune fille envoya un exprès à sa sœur, à Panshino. « Ilia doit y être arrivé, pensait-elle : il reviendra et mettra tout en ordre. » Mais Xénia arriva seule avec son enfant ; elle avait beaucoup changé, et au lieu d’apporter du courage et de l’entrain chez sa grand’mère, elle y amena de nouveaux chagrins en apprenant aux siens qu’elle était sans nouvelles de son mari. Elle tremblait qu’il n’eût pas eu le temps de quitter Moscou, et qu’il eût été fait prisonnier. Les sœurs échangeaient leurs craintes en pleurant. Mais avant tout, il fallait tranquilliser la pauvre grand’mère qui était inconsolable.
— Mon Dieu ! disait-elle, pourquoi suis-je si malheureuse ? Je ne suis qu’un fardeau pour moi-même et pour vous tous. Et voilà ma toux qui recommence, et puis mes pensées... Ah ! si l’on pouvait me transporter plus vite à Panshino, nous éloigner d’ici !
— N’y songez pas, grand’mère, disait Xénia. Vous ne vous représentez pas ce qui s’y passe : c’est bien pire qu’à Iartzovo... Ici, au moins, nous avons la ville tout près, le médecin et des nouvelles de Moscou, tandis que là-bas, c’est un désert. Les paysans s’y agitent aussi, mais avec cette différence que nous sommes dans le voisinage de l’armée, tandis qu’à Panshino, il n’y a que l’ispravnik avec ses invalides...
Aurore appuyait sa sœur. La princesse finit par se rendre à leurs raisons et, tout en faisant sa patience, elle se disait que cela ne pouvait durer longtemps ainsi, qu’un combat décisif aurait lieu. Qui aura le dessus ? on ne le pouvait savoir, mais la paix s’ensuivrait et alors on rentrerait à Moscou. Admettons qu’on y ait été quelque peu pillé... Mais nous avons emporté le plus précieux, et après tout, la maison ne peut avoir été brûlée...
Quelques jours se passèrent ainsi. Aurore fut appelée un soir sur le perron. Iéfimovna tout en larmes lui dit en sanglotant que le staroste de Novossëlovka venait d’arriver...
— D’où arrive-t-il ? demanda Aurore qui savait que Novossëlovka avait été brûlé.
— Les Français l’ont forcé, lui et d’autres, à transporter leurs blessés à Moscou : il vient de s’enfuir...
— Appelle-le ! vite ! s’écria la jeune fille.
— Le voilà, dit la vieille.
Le staroste sortit de l’ombre : il avait la tête enveloppée d’un linge, les habits déchirés, les pieds nus. Mérimiasha se tenait derrière Aurore en pleurant.
— Es-tu resté longtemps à Moscou ? demanda celle-ci.
— Tout ce temps, mademoiselle. Ces Hérodes maudits nous avaient attelés à la corvée ; nous avons dû traîner tout ce monde comme des bêtes de somme ; nous avons coupé du bois, déterré des pommes de terre ; enfin quoi ? nous portions l’eau, nous devions moudre la farine à bras.
— En revanche, vous êtes devenus des sujets de Bonaparte, dit méchamment Iéfimovna, et elle cracha.
— N’avez-vous pas entendu parler de Vassili Alexéevitch Pérovsky ? continua la jeune fille.
— Où aurions-nous pu en entendre parler ? L’ennemi nous a opprimés, abîmés, exténués... Il y en a même qu’on a exécutés pour désobéissance... Je suis parvenu à m’échapper... Les brigands nous avaient envoyés à Prièsnia ; nous avons passé par votre quartier, mais ni la Bronnaïa, ni les maisons des Étangs, ni la Nikitskaïa, ni l’Arbatt n’existent plus : tout a été brûlé...
— Et la maison de grand’maman ? dit-elle.
— Tout est désert, il n’y est resté que des cendres, répondit Klimm : c’est là que mon camarade et moi nous nous sommes décidés à fuir.
— Et vous y êtes parvenus ?
— Hélas ! ces maudits Français nous ont repris sur la Prairie Orloff, et depuis, on m’a gardé sous les verrous, et nous n’allions à la corvée que sous escorte. Mais Dieu nous est venu en aide. Un jour, nous nous étions rendus, armés de pelles et de seaux, vers un puits où l’eau est excellente, mais on avait tellement piétiné autour que la fange en rendait l’abord impossible. Nous avions quatre hommes d’escorte et nous étions une dizaine, mais tous exténués, affamés, souffrants ; nous nous traînions à grand’peine ; le soleil était couché, l’endroit désert, les Français avaient bu et étaient très gais... Nous avions arrangé notre complot à l’avance : c’est Karpoushka qui en avait eu l’idée : après tout, pourquoi devions-nous tant souffrir ? Aussi, arrivés au puits, nous nous regardâmes, puis nous avons saisi à la fois nos quatre hommes, nous les avons précipités l’un après l’autre dans le puits, avec leurs fusils ; ensuite, avec nos pelles, nous les avons couverts de terre et nous nous sommes réfugiés dans les bois, près des jardins maraîchers.
— Comment, vous les avez enterrés vifs ? demanda Aurore avec un frémissement d’épouvante.
— Mais certainement, dit Klimm. Il fallait les entendre baragouiner dans leur jargon, pendant que nous jetions la terre. Dieu leur aura pardonné, conclut le staroste en regardant le ciel et faisant avec ferveur un signe de croix.
Les deux sœurs cachèrent à leur grand’mère l’incendie de la maison de Moscou. Elles envoyèrent Klimm à Panshino.
Jour et nuit elles demandaient à Dieu de donner à Ilia et à Vassili la force de supporter les épreuves terribles qu’ils enduraient sans doute. Étaient-ils même vivants ?... » Elles tremblaient de s’arrêter à cette pensée. Il arriva à Aurore de dire par mégarde : « Et si Vassili était mort ?... » Elle ne put continuer, mais ajouta en pensée : « Alors, la vie serait finie pour moi, — et je sais ce que j’aurais à faire. »
Un jour que les sœurs étaient allées à l’église du village voisin, Tchapligino, elles entendirent après la messe la lecture de « l’Appel du saint-synode au peuple » et de la « Prière pour la défense de la patrie et de la sainte religion orthodoxe, » contre l’envahisseur. Le vieux prêtre avait lu ce mandement avec un sentiment profond de piété et de patriotisme. Le peuple russe était appelé à combattre les Gaulois sans trêve ni merci : la Russie était comparée à David, et Napoléon à l’arrogant et inhumain Goliath.
« Où donc est ce David, sauveur du pays ? » se demandait Aurore en larmes, regardant les moujiks qui remplissaient l’église et prenaient si peu à cœur la calamité nationale, cette guerre terrible, dont ils attendaient au contraire une félicité nouvelle et inconnue. Abîmée dans ses réflexions, elle sentait qu’il n’est donné qu’aux natures d’élite de comprendre et d’éprouver l’amour vrai de la patrie, le besoin passionné de venger son honneur. « Si Vassili est tombé, comme tombent tant de braves, moissonnés par la guerre, qui vengera ses souffrances et sa mort, qui appellera l’oppresseur devant le juge suprême ? »
Le service terminé, le prêtre s’approcha d’Aurore et de Xénia et les engagea à entrer dans sa maison. Elles connaissaient la femme du prêtre, qui venait voir leur grand’mère ; elles acceptèrent l’invitation. On causa, tout en prenant le thé ; le prêtre s’efforçait de consoler, de rassurer les deux sœurs : « Bonaparte ne tarderait pas à demander la paix ; on ferait alors l’échange des prisonniers. »
— Mais où est-il dans ce moment ? demanda Xénia.
— Je l’ignore, répondit le prêtre ; mais, où qu’il soit, la justice l’atteindra : il est traqué et, comme un lion, va et vient dans sa cage. Les pillards ne retireront aucun profit de leur butin ; notre armée est intacte, elle est sur son terrain, tandis que l’armée française fond et disparaît de jour en jour comme la cire devant la flamme.
Les sœurs écoutaient avidement ces paroles.
— Et que de larmes et de pertes ! dit à son tour la femme du prêtre : des familles, à elles seules, ont perdu des millions... Et la corvée ? elle tue les prisonniers, les martyrise...
— On ne les tue ni ne les tourmente tous, interrompit son mari en lui faisant des signes pour la faire taire ; beaucoup se sont sauvés : le meunier de Zaraïsk me disait dernièrement que le prince Dmitry Galitzine a emporté dans ses bras son ami Sokovnine qui était malade ; les Français avaient déjà occupé Moscou : plus moyen de louer des chevaux, il fallait marcher. Arrivé à la barrière, le prince a mis son ami sur ses épaules et l’a porté ainsi jusqu’à notre arrière-garde. Oh ! il y a bien des traits de courage, bien des actes glorieux à raconter ! Le comte Rostopchine a mis le feu de sa main à sa propriété de Voronovo, après avoir cloué sur la porte cet écriteau : « Je brûle, afin qu’aucun Français ne passe le seuil de ma maison. »
— C’était un voisin de l’oncle Pierre, dit Aurore à sa sœur.
— Vous avez un oncle ? demanda le prêtre.
— Oui, Piotre Andréevitch Kramaline : nous sommes Kramaline par notre père, répondit la jeune fille.
— Et que vous écrit votre oncle ? Toute notre armée est dans les environs du Serpoukhoff.
— Il est souvent malade et ne nous écrit que rarement. Sa dernière lettre était adressée à Panshino... Puis, revenant à ses préoccupations constantes : — Ceux qui sont arrivés jusqu’à Moscou, reprit-elle, ont pu en sortir ; mais Vassili n’est-il point resté à Borodino, et s’est-il trouvé pour lui, comme pour Sokovnine, un ami prêt à le sauver ?...
Malgré ses anxiétés et ses doutes, un secret espoir lui restait sur le sort de son fiancé. Elle se disait souvent : « Il est sauvé et je le reverrai peut-être bientôt ; il ne peut pas mourir ! »
Les deux sœurs reprirent le chemin de la maison. Le temps était beau, elles renvoyèrent leur voiture et suivirent un sentier. De légers nuages floconnaient dans le ciel d’un bleu transparent. Les choucas, les corneilles voletaient d’un arbre à l’autre en croassant ; des fils d’araignées voltigeaient dans l’air tiède ; on entendait déjà aboyer les chiens du village. Aurore aperçut une fillette qui suivait en courant la lisière du bois.
— Regarde ! dit-elle en saisissant la main de sa sœur.
— Eh bien, quoi ? fit Xénia rougissant d’une émotion inexplicable : la petite aura été à la cueillette des champignons, le garde-forestier l’a vue et elle se sauve.
—Mais non, Xénia ? regarde donc ! Elle vient droit à nous à travers champs. Ne vois-tu pas ?
— Que tu es drôle ! répondit Xénia s’efforçant de paraître calme, tu vois de l’extraordinaire partout.
— Arrête-toi donc ! Elle nous fait signe de l’attendre.
Xénia s’arrêta enfin. L’enfant venait en courant de leur côté et levait les bras. Elle disparut un instant dans un pli du terrain et bientôt on la revit sur la colline ; on entendait le pas précipité de ses pieds nus.
— C’est Fénia, la nièce de Iéfimovna ! Il doit être arrivé quelque chose à la maison.
Aurore, blanche comme sa robe, ne quittait pas la fillette des yeux.
— C’est moi que tu cherches ? dit-elle en se hâtant à sa rencontre.
Pourquoi serait-ce plutôt elle que moi ! se dit Xénia avec dépit en suivant sa sœur. Aurait-elle la chance... avant moi ? Mais quelle vilaine envieuse je suis ! Que Dieu soit avec elle ! »
— Le diacre ! le diacre ! criait Aurore à sa sœur qui la regardait interdite.
— Quel diacre ? demanda Xénia essoufflée.
— Il s’est... ils se sont évadés de Moscou à eux deux ! criait Aurore affolée en embrassant sa sœur et secouant la petite qu’elle embrassait à son tour.
— Où donc est ce diacre ? avec qui s’est-il évadé ?
— À Iartzovo, chez nous ! répondit Aurore en riant et pleurant à la fois. Des paysans Pont rencontré et amené à la maison. Iéfiinovna a été la première à penser à nous, et elle m’a envoyé Fénia... L’autre est encore en ville.
— Qui donc est en ville ? qui ? demandait Xénia à l’enfant.
— Le monsieur.
— Quel monsieur ?
— Je ne sais pas.
Les sœurs couraient ; elles dépassèrent le parc, le village et, respirant à peine, entrèrent dans la maison par l’allée de service.
— Où est-il ? où est le diacre ? demandait Xénia en traversant la chambre des femmes comme un ouragan.
— Par là, dit Iéfimovna rayonnante en montrant la chambre à coucher de la princesse.
« Qui peut être ce diacre ? pensait Xénia en tenant le bouton de la porte... Se pourrait-il ? Oh ! Si Dieu avait permis que Vassili revînt avec lui !... »
La porte ouverte, Aurore demeura stupéfaite. Près du lit de sa grand’mère, à côté d’un prêtre en soutane, se tenait un homme à grande barbe, en touloupe et hautes bottes. Aurore ne le reconnut pas. Un silence se fit dans la chambre, où les deux sœurs n’étaient pas attendues si vite.
« Qu’est-ce qu’ils ont tous à se taire et à me regarder ainsi ? pensait Xénia. Une terrible nouvelle est donc arrivée. On veut m’y préparer : Illiousha a été tué ! il est mort !... »
La décision qu’elle avait secrètement prise ces derniers jours, de ne pas lui survivre, lui revint à l’esprit ; elle revit le gouffre profond derrière le jardin, le sentier si connu qui y mène, le bord escarpé de la rivière... « Que me reste-t-il d’autre à faire ? » pensait-elle. À ce moment elle sentit quelque chose effleurer son épaule. Elle tressaillit, leva la tête. Elle vit son enfant qui lui tendait les bras ; la nourrice tenait Kolia devant elle, à moitié réveillé, son bonnet de travers sur sa tête blonde, le visage vermeil. Derrière l’enfant, elle aperçut un autre visage dont les yeux souriaient avec bonheur. « Qu’est-ce donc ? quoi ? se demandait-elle... Puis poussant un cri, elle se jeta éperdue dans les bras de son mari, couvrant son pâle visage de baisers. « Illiousha ! » répétait-elle avec transport. Tous pleuraient de joie. — Ô Xénitchka ! Xénia ! disait Aurore en essuyant ses larmes, que tu es heureuse et que tu mérites de l’être !
Trapinine la regardait avec tristesse ; elle se sentit envahie par une crainte vague : « Ne savait-il point quelque chose de douloureux, de fatal pour elle ?... »
Dans la chambre de la princesse, la conversation, avec ses questions interminables, ses suppositions, ses récits, se prolongea très tard. C’est là qu’on servit le dîner, puis le thé. On fit préparer un bain russe pour les deux hôtes, mais le diacre refusa de s’y rendre : « Peut-on songer à ce qui flatte la chair, quand l’âme souffre à se briser ? » disait-il.
À la demande de la princesse, il raconta ses infortunes et sa fuite de Moscou.
Tantôt à pied, tantôt avec des chevaux de louage, les voyageurs étaient arrivés à Panshino, où Klimm leur apprit que la famille était à Iartzovo ; ils s’étaient hâtés d’y accourir, mais leur tarantass s’étant cassée à quelques verstes de là, des paysans du voisinage les avaient amenés. Aurore vint s’asseoir près du diacre.
— Où est le neveu que vous avez sauvé ? demanda-t-elle.
— Je l’ai laissé à Kolomna, chez son parrain qui est chantre.
— Êtes-vous aussi de Kolomna ?
— Non, je suis de Serpoukhoff ; mon père et ma mère sont morts depuis longtemps, mais un frère de ma femme tient une auberge dans un village, pas loin ; je pense y passer quelque temps : c’est avant Serpoukhoff, après Kashira.
— Il serait temps pour les voyageurs d’aller se reposer, dit la princesse lorsqu’Ilia revint du bain.
Tout le monde se leva pour se séparer. Aurore rejoignit son beau-frère dans le salon.
— Et Vassili ? dit-elle, pourquoi ne parlez-vous pas de lui ? Il est impossible que vous n’en sachiez rien.
— Mais, ma chère sœur, vous n’y songez pas : où et comment aurais-je pu avoir de ses nouvelles ? J’ail été pris l’un des premiers, et il y avait maint endroit où l’on gardait les prisonniers... Tranquillisez-vous : Vassili est vivant, vous le reverrez...
« Non, non ! il doit savoir quelque chose qu’il me cache à moi et à tous, se répétait Aurore. Le mari de ma sœur lui a été rendu, l’enfant a retrouvé son père : ils sont réunis et je n’ose les envier. Mais moi, que vais-je devenir ?... »
Elle s’était retirée dans sa chambre ; les pensées les plus noires l’assiégeaient... Ne pouvant s’endormir, elle se mit à la fenêtre ; le silence régnait dans la maison, la nuit sans lune était claire et belle. Jetant un châle sur sa tête, elle sortit pour errer au grand air. Elle était poursuivie par l’idée qu’elle était maintenant seule au monde, que tout passait près d’elle sans qu’elle pût étendre la main et rien saisir... Elle revit son passé et les principaux événements de sa vie, son départ de la maison paternelle, sa séparation d’avec son fiancé. Et elle se sentait sans force pour lutter, elle se croyait vouée à la souffrance, à une destinée fatale et cruelle. Elle se rappelait son enfance, son épouvante et ses larmes devant le cercueil de sa mère, ses cris : « Maman ! maman ! lève-toi, parle-moi !... » Elle pensait à son père, au jour où elle entra avec sa sœur à l’institut : alors aussi, elle avait pressenti qu’elle le voyait pour la dernière fois. Puis elle repassait dans leurs moindres détails tous les incidents du printemps, sa première rencontre avec Pérovsky, ses fiançailles, leur dernière entrevue, son départ de Moscou. « Que de choses dès lors, que de chagrins nouveaux ! » se disait-elle en regardant au loin le ciel rougi par l’incendie... Et la comparaison que son fiancé avait faite, dans leur dernière promenade, quand Moscou lui apparaissait comme une mer de feu, et les églises, les clochers, comme les mâtures de navires en flammes, lui revenait à l’esprit. « Tout cela ne s’est-il pas réalisé comme une prophétie ? » disait-elle.
Elle descendit au fond du jardin, inclinant sa tête sous les branches, en suivant le sentier qui longe la rivière. Un cheval hennissait du côté des écuries : « C’est Barss, disait-elle à demi-voix ; je ne lui ai pas donné aujourd’hui sa ration de sucre : penserait-il à moi ? » Puis elle songea à son oncle Pierre, à la petite maison de campagne, à son vieux cheval blanc, aux parties de chasse... Oh ! comme elle voudrait revoir cet oncle, revivre ce passé disparu !
Elle regarda du côté de la maison ; une seule fenêtre brillait, faiblement éclairée : c’était la veilleuse dans la chambre de l’enfant, du petit Kolia... « Il faut rentrer, se disait-elle ; tout le monde dort... » Mais elle n’en avait nulle envie : la mort lui paraissait si douce, et la rivière était si près !
Elle s’arrêta près d’un banc, sous les tilleuls, où elle venait souvent s’asseoir pour regarder du côté de Moscou ; bientôt il lui sembla entendre des voix bien connues ; elle ne se trompait pas ; sa sœur et son beau-frère causaient à la fenêtre ouverte ; involontairement elle écouta :
— C’était de la folie, disait Trapinine, de la folie pure... Comment aurais-tu pu jamais t’y résoudre, toi, une si bonne chrétienne, une mère si tendre, si dévouée ? »
— Cela s’était fixé dans mon esprit, involontairement et comme malgré moi, répondait Xénia. Si tu n’étais pas revenu et que j’eusse appris ta mort, je te jure que je me serais précipitée dans le gouffre, et notre famille aurait compté une mort de plus.
Les aboiements des chiens empêchèrent Aurore d’entendre les derniers mots de sa sœur : « Une mort de plus dans notre famille ! se dit-elle en tressaillant... Mitia Oussoff est mort, mais quelle est cette autre mort ?... » Immobile, elle s’efforçait d’entendre ; le froid de la nuit l’envahissait.
— Ils n’ont pas été mariés, disait Trapinine, néanmoins, quel drame terrible ! J’ai toujours dit...
Ici les aboiements recommencèrent, et la pauvre Aurore n’entendait qu’à peine.
— En es-tu sûr ? disait Xenia.
— J’ai lu les listes... L’issue, je ne la connais pas, mais elle est toujours la même...
— Est-il vraiment possible que le maréchal, sans enquête, sans jugement ?...
Mais Aurore, quoique tout fût redevenu silencieux, n’écoutait plus. Pressant son cœur à deux mains, elle s’éloigna en chancelant, puis se mit à courir vers la maison. Elle rentra à tâtons dans sa chambre, se jeta sur son lit, et la figure enfoncée dans son oreiller elle sanglota longtemps, désespérée, anéantie. « Que deviendrai-je maintenant ? se disait-elle. Vais-je rester dans la commune ornière, porter le deuil, voir un nouveau prétendant se présenter, un brave homme ordinaire... et moi je me laisserais marier !... Adieu mes beaux rêves ! adieu, mon bien-aimé !... »
Il faisait déjà grand jour quand la maisonnée s’éveilla. On préparait le thé, mais la chambre d’Aurore restait fermée. Stésha, sa femme de chambre, avait vu par le trou de la serrure qu’elle n’était pas debout ; elle avait lu sans doute tard dans la nuit, comme d’habitude ; on ne voulut pas l’éveiller. « Qu’elle dorme, la pauvre enfant ! » dit Xénia quand elle vint déjeuner avec son mari.
La princesse entra de bonne humeur en disant : « Illiousha est revenu ; le fiancé d’Aurore reviendra bientôt, lui aussi... » Trapinine lut les nouvelles de l’armée, que le courrier avait apportées avec les lettres et les journaux. Aurore arriva à la fin de la lecture plus pâle que de coutume, les lèvres serrées.
Ses yeux brillaient de résolution : c’était une autre personne que la veille. Elle écoutait, questionnait, répondait, mais ses yeux regardaient plus loin, dans quelque inconnu mystérieux : elle semblait ne pas se rendre compte de ce qui se passait autour d’elle.
Le diacre raconta à la princesse comment Dieu avait miraculeusement préservé le couvent de Saint-Serge : trois fois les Français avaient voulu le mettre au pillage, trois fois un épais brouillard l’avait dérobé à leurs yeux...
— Est-ce que ce sont les nôtres qui défendent la route de Kalouga ? demanda Aurore à Trapinine.
— Oui, répondit-il. Napoléon, à ce qu’on assure, a envoyé des propositions de paix à Koutouzoff. Mais le prince se fait caduc et infirme, et il a dit en pleurant qu’il n’y avait pas moyen de songer à la paix, puisque la guerre ne faisait que commencer...
Aurore aida sa sœur à ranger les tasses du déjeuner ; puis, quand Xénia se fut retirée avec son mari et que le diacre s’en fut allé faire ses préparatifs de départ, elle proposa à sa grand’mère de reprendre la lecture du roman commencé, Adèle et Théodore, de Mme de Genlis. Elle avait l’air très calme, et celai dura jusqu’au lendemain. « Aurore est étonnante, disait sa sœur : quelle force de caractère pour supporter son chagrin ! Mais que serait-ce, si elle apprenait la vérité ?... »
Le lendemain, le diacre Savva vint remercier la princesse, qui le munit généreusement d’argent et de provisions : on lui donna des chevaux jusqu’à Kashira. Comme la kibitka attelée attendait devant le perron, Iéfimovna fit monter le diacre dans la chambre d’Aurore.
— Vous allez à Kashira, père diacre ? lui demanda celle-ci.
— Oui, mademoiselle.
— Mettez-y, je vous prie, ces deux lettres à la poste.
— Avec grand plaisir... Et, regardant les adresses : une de ces lettres est pour votre oncle, je vois, et l’autre pour un ministre. À quel grand personnage vous écrivez !... — Mon fiancé est le pupille de ce ministre, dit la jeune fille : Ilia Borissovitch vous en aura sûrement parlé. Le comte ignore peut-être le sort de Vassili, et il pourrait cependant lui être utile par son influence et ses relations : puis... mais des larmes l’empêchèrent de poursuivre.
— Tranquillisez-vous, mademoiselle, ces lettres seront mises sans faute à la poste.
— Ce n’est pas tout, ce n’est pas tout ! reprit Aurore en essuyant ses larmes. Voulez-vous répondre en toute sincérité à ma question ?
— En toute conscience.
— Vous avez beaucoup causé avec mon beau-frère, pendant que vous cheminiez ensemble... Dites-moi, Pérovsky est-il vivant ?
Savva, troublé, gardait le silence.
— Je vous faciliterai la réponse... Pérovsky a été fait prisonnier, condamné et inscrit sur les listes... Je sais tout cela ! Répondez-moi seulement : est-il mort ou vivant !
— Si vous savez tout cela, mademoiselle, que puis-je ajouter, moi, si petit et faible d’esprit ? Je vous jure par le Dieu tout-puissant que je ne sais rien de plus !
Aurore demeurait immobile ; des larmes inondaient son pâle visage.
— Perdu ! perdu ! dit-elle enfin levant les yeux sur les saintes images ; tout est fini pour moi... Mais une chose me reste à faire... Mon oncle demeure dans le voisinage de Serpoukhoff ; passez chez lui, je vous en prie, et remettez-lui ma lettre, à lui-même.
— Soyez bien tranquille !
Une semaine se passa, septembre touchait à sa fin. La princesse, complètement remise, déclara un jour qu’Ilia étant de retour, rien n’empêchait plus de partir pour Panshino, pendant que le beau temps durait encore. Elle ajouta qu’il n’y avait pas de temps à perdre, les Français pouvant arriver de ces côtés. Personne ne fit d’objection ; les décisions de la vieille dame étaient sans appel. On se remit à emballer, à peine sortis du déballage. Aurore se prêta à la besogne, très tranquille en apparence.
Elle entra un soir chez sa sœur qui donnait le bain à son enfant ; elle s’assit auprès d’elle et la regarda qui épongeait, rayonnante, le dos râblé et le visage riant du petit garçon. Xénia elle-même complétait bien ce joli tableau avec son cou blanc et délicat, sur lequel retombaient quelques boucles dorées, échappées au peigne ; la vapeur qui montait du bain l’entourait comme d’une auréole.
— Mon mari prétend, dit-elle, que Kolia te ressemble beaucoup plus qu’à moi ; il a tes yeux noirs, il est beau et caressant... C’est maintenant ton tour...
Aurore regardait sa sœur.
— Tu ne comprends pas ?... Il faut que ton premier fils me ressemble, à moi.
— Xénia, pourquoi cette cruauté ?
— Quoi ? Comment ?
Aurore se leva, et quitta sans rien dire la chambre de Xénia. Ce même soir, les deux sœurs se croisèrent dans un corridor obscur.
— Écoute, dit Aurore, vous êtes des gens étranges : vous vous cachez de moi, et je sais tout...
— Que sais-tu ? demanda Xénia troublée.
— Que Dieu vous pardonne ! dit Aurore en se dirigeant vers le salon.
— C’est le diacre qui a parlé, dit Trapinine quand sa femme lui raconta cet incident après le souper ; je le gronderai, ce bavard !
— Non, Ilia. Ce matin Aurore a reçu des lettres, et elle est restée longtemps à les lire.
La veille du départ de la princesse, Trapinine alla prendre congé du maréchal de la noblesse, pour le remercier de ses attentions envers la vieille dame et le prier d’avoir l’œil sur la terre qu’ils quittaient. Aurore voulut faire ses adieux à la femme du prêtre de Tchapligino. Elle y alla à cheval ; le soir, on vint annoncer qu’elle avait renvoyé Barss et fait dire qu’elle reviendrait plus tard. La nuit vint sans ramener la jeune fille.
— Quelle obscurité ! dit Xénia regardant par la fenêtre. Le ciel est bien couvert ; on aura empêché Aurore de se mettre en route : elle couchera là-bas...
— Et elle fera bien, dit la princesse. On aurait dû lui envoyer Mérimiasha ou Iéfimovna...
— Iéfimovna est avec mademoiselle, dit Vlass qui était resté un peu dans l’ombre pendant le séjour de Iartzovo et reprenait son air important en vue du prochain départ.
— Mais pourquoi Iéfimovna est-elle allée à Tchapligino ? demanda la princesse.
— Mademoiselle a fait demander son mantelet, et comme il y a vêpres ce soir à cause de la fête de la sainte Vierge, les moujiks lui ont proposé de la conduire.
Le lendemain matin, la dormeuse, deux calèches et trois kibitkas attendaient, attelées, près des écuries. On continuait encore à apporter des paquets, des caisses, des paniers. Ne voyant pas arriver Aurore, Trapinine ordonna à Vlass d’aller la chercher avec une des calèches. Pendant ce temps on dressait la table pour le déjeuner. Tout en donnant les derniers ordres à l’intendant, Ilia vint sur le perron et vit la calèche rentrer à vide.
— Et mademoiselle ? demanda-t-il à Vlass qui descendait de voiture, le sourcil froncé.
Vlass tira une lettre de sa poche et la présenta en silence à Trapinine.
— De qui est-elle ?
— De Mlle Aurore.
— Où donc est-elle, et que veut dire tout cela ?
— Mademoiselle a écrit cette lettre hier au soir, et a donné l’ordre de vous la remettre, lorsqu’on viendrait la chercher ce matin. Trapinine lut.
« Ne me cherchez pas, écrivait Aurore, et ne cherchez surtout pas à me rejoindre et à m’arrêter. Je me suis irrévocablement décidée, — après de mûres réflexions, — à aller chez mon oncle Pierre. Il est malade. À ma prière, il m’a envoyé chevaux et voiture. Quand je l’aurai vu et qu’il m’aura donné ses conseils, j’irai à l’état-major de l’armée. Ne vous effrayez pas. Le quartier général de Koutouzoff n’est pas loin. Je compte me présentera Son Excellence, et la prier personnellement de prendre des informations. Je n’ai plus la force de souffrir. Peut-être saurai-je enfin quelque chose de définitif sur le sort de Vassili. Je supplie ma bien-aimée grand’mère de me pardonner ce que je fais et la peine que je lui cause. Je pars avec Iéfimovna et je vous prie tous, ainsi que toi, ma bonne Xénia, de ne pas me garder un mauvais souvenir. Ce que j’entreprends est peut-être impossible, insensé même, mais je n’y renoncerai pas. Bientôt vous saurez tout ; je tâcherai de vous écrire de Serpoukoff et des autres endroits où me conduira ma destinée. Mais si je ne devais plus vous revoir, priez, je vous en conjure, pour les vrais patriotes qui aiment notre patrie outragée et veulent mourir pour elle. Il n’y a pas d’autre issue pour moi !
« Aurore. »
Trapinine lut et relut la lettre. Il questionna Vlass. « Quand ? comment ? avec quoi mademoiselle était-elle partie ? » Vlass raconta qu’elle s’était mise en route dans une britchka envoyée par Piotre Andréevitch Kramaline ; que le diacre et Iéfimovna avaient supplié mademoiselle de renoncer à son départ, mais que tout avait été inutile. Elle était partie en disant qu’elle reviendrait bientôt et serait probablement à Panshino avant que sa grand’mère y fût arrivée. Trapinine courut à Xénia.
— Voilà bien les femmes ! disait-il : pas de juste milieu, un ange de douceur ou un démon de passions violentes et cachées !
Ni Xénia ni lui ne pouvaient se résoudre à faire part de la nouvelle à la princesse. Enfin, après l’avoir préparée de leur mieux, ils lui racontèrent tout avec des ménagements sans fin. La princesse s’emporta tout d’abord, fit appeler l’intendant et donna l’ordre de courir après sa petite-fille. Ilia parvint à la calmer, et lui prouva que toute poursuite était inutile, qu’Aurore, partie le soir avec les chevaux de son oncle, pouvait en avoir pris d’autres à Kashira et être tout près de chez lui, peut-être même, déjà arrivée, enfin que, certainement, Kramaline lui conseillerait de revenir tout de suite auprès des siens.
La princesse ouvrit son réticule, en tira un flacon de sels qu’elle aspira longuement et demanda l’heure qu’il était.
— Fais servir le déjeuner, Ilia, et partons. Laisse ici une calèche, mon cher, et dis à l’intendant que, si Aurore revient, il ait à la conduire lui-même à Panshino... Sa mère était déjà ainsi, elle ne tenait pas en place... Du reste, Iéfimovna est une femme sensée et la soignera bien. Quant à ce vieux fou de Piotre Andréevitch, je lui écrirai moi-même, dès mon arrivée à Panshino... Il fait tellement le fier, cet homme ! toute sa vie il nous a évités... Quels conseils, je vous demande, peut-il donner touchant l’état-major ? Ce n’est pas une chasse au lévrier. Mais son frère et lui ont toujours aimé à regarder dans le jardin fleuri d’autrui ; maintenant qu’il est enfermé dans sa tanière, il ne veut plus en sortir.
Aurore et Iéfimovna arrivèrent heureusement à Diédino. L’oncle fut enchanté de revoir sa nièce ; il pleurait comme un enfant, la couvrant de caresses, la questionnant sur elle-même, sur son fiancé, sur son chagrin, se plaignant de ce que les paysans ne l’écoutaient plus, de ce qu’on l’avait presque abandonné. Tout blanc, faible et maigre, il rappelait à Aurore son défunt père. « C’est le même regard attentif, des yeux tout aussi bons, la même voix caressante, » se disait-elle émue.
— Ah ! si seulement j’avais quelques années de moins et que je ne fusse pas cloué sur place, répétait le vieillard, comme j’aurais monté mon Tigré, et nous serions partis tous deux au galop pour voir Son Excellence et lui demander ton intrépide faucon !
Trois jours après, Aurore quitta son oncle, emportant sa bénédiction et un bon viatique. Elle se rendait à Serpoukhoff. Plus les deux voyageuses en approchaient, plus l’agitation et le désordre croissaient dans la contrée. Plusieurs villages étaient complètement abandonnés. La peur s’empara de Iéfimovna ; elle se mit à pleurer, à gémir. On ne trouvait plus que difficilement de quoi nourrir les chevaux. Elles arrivèrent à Serpoukhoff avec des bêtes exténuées. La moitié de la population avait fui ; toutes les familles riches étaient parties pour Toula, Orel, Tchernigoff. Dans les rues on ne rencontrait que des militaires, des fourgons de munitions, des canons, des trains de vivres pour l’armée. Aurore demanda le meilleur hôtel et fit chercher le diacre.
— Quel besoin as-tu de le voir ? disait Iéfimovna, qu’as-tu encore inventé ? Et où le trouver, ce diacre ?
— Je sais qu’il est ici, répondait Aurore ; il connaît tous les environs et je veux le voir ; un de ses parents tient une auberge tout près.
— Achève donc tes affaires plus vite, reprit la vieille bonne en se lamentant. Dans quel pays nous sommes arrivés, grand Dieu ! Rien que des canons et des soldats... C’est la grand’mère qui m’en fera voir de belles !...
— Elle est bonne et pardonnera. Je verrai le diacre aujourd’hui, et demain, je parlerai au gorodnitchy[20] et aux autorités militaires. Après cela, je t’en donne ma parole, vite à la maison !
On trouva le père Savva. Il accourut avec joie, très surpris de l’arrivée d’Aurore. Elle lui déclara son intention d’aller à Létashovka, où se trouvait en ce moment le prince Koutouzoff ; elle le chargea de lui procurer un véhicule quelconque et des chevaux. Le diacre ne revint que le soir ; il était de mauvaise humeur ; les voituriers restés dans la ville demandaient effrontément des prix fous, cent roubles pour deux relais !...
— Donnez-leur ce qu’ils demandent, dit Aurore.
— Mais comment irez-vous là ? Vous ne pouvez y aller seule.
— Je prendrai la bonne avec moi, et pourtant j’aurais bien voulu ne pas l’exposer au danger...
Le diacre devint pensif. Il s’était décidé à abandonner l’église pour entrer dans la milice ; il voulait s’acquitter envers l’ennemi de ce qu’il lui devait par serment, pour sa femme. « Ah ! ce n’est pas rien qu’un de ces brigands que j’étendrai à terre pour elle ! » disait-il. Et voilà qu’une occasion d’aller à Létashovka se présentait ; il avait une terrible envie d’en profiter, de proposer à Aurore de l’accompagner... Mais il ne pouvait s’y décider.
Iéfimovna apporta le samovar et mit le couvert. Depuis un moment, on entendait des voix dans la grande salle de l’auberge, un cliquetis d’assiettes : c’étaient des militaires qui soupaient. « Quels manants ! pensait Savva : n’avoir aucun égard pour une demoiselle qui loge dans la maison... » Il sortit, parla au garçon, puis entra dans la salle. Sa présence fit un peu baisser le ton de l’entretien.
— Qui est en bas ? demanda Aurore quand il revint.
— Des hussards et parmi eux le fameux partisan, le colonel Seslavine, répondit le diacre : il est bon et brave, il m’a offert du rhum...
— Qu’est-ce que c’est que ces partisans ? demanda la jeune fille en versant du thé.
— Des volontaires qui sont apparus ces derniers temps ; ils organisent des détachements, guettent l’ennemi, se jettent sur lui isolés ou en groupes ; il y en a plusieurs maintenant : Seslavine, le prince Koudasheff. On en parle beaucoup....
— Et qu’en dit-on ?
— On dit que non seulement les officiers, mais les paysans, épient l’ennemi ; ils les tuent à coups de fourches, de piques, les noient dans les puits, dans les étangs... Proshka Zernine, le sotzky Klutchkine et la starostikha Vassilissa ne sont-ils pas des héros, elle, une amazone, ou mieux encore une Judith ?
— Une Judith ! dit Aurore avec une ardente curiosité en ramenant sa mantille sur ses épaules frissonnantes d’émotion.
— Comment ! vous ne savez pas ? Cette femme de staroste a rassemblé les paysans de Sitchovky, les a armés de faux, de haches, de tout ce qui lui est tombé sous la main ; elle est montée à cheval et s’est mise à leur tête.
— Une femme ? s’écria du seuil de la porte Iéfimovna. Comment peux-tu, père diacre, dire de pareilles folies ?
— Grand’mère, je te jure que c’est la vérité sainte.
— Et où est-elle allée ? demanda Aurore.
— Contre les Français ! Elle est tombée sur un de leurs détachements à l’improviste, a tué leur officier d’un coup de faux ; les paysans de leur côté ont assommé une dizaine de soldats ; le reste a pris la fuite, et on dit que Vassilissa est arrivée par les bois jusqu’à leur camp...
— Dieu de miséricorde ! s’écria Iéfimovna en se signant, ils n’ont donc pas peur ? Que vont-ils faire dans leur camp ? Il doit y avoir là des gardes, des sentinelles : on ne peut y pénétrer.
— On peut entrer partout, grand’mère, pourvu qu’on le veuille.
— Mais pourquoi marcher ainsi tout droit à la mort ?
— On dit qu’elle s’est vue en songe, parvenant jusqu’à un grand général, ou même à quelqu’un de plus haut placé encore, et qu’elle le tuait cachée derrière un arbre... Comment ne pas marcher contre eux ? ces scélérats commettent tant d’infamies ! Ils ont enlevé de force aux environs de Smolensk deux filles du propriétaire Volkoff, deux beautés... J’ai bien envie de me mettre aussi dans les volontaires !
Les récits du diacre frappèrent Aurore : elle réfléchissait en silence sur ce qu’elle venait d’entendre. Il se leva pour prendre congé.
— Arrangez-vous, dit Aurore, de façon à ce que je puisse partir demain matin ; payez ce qu’on vous demandera...
Le diacre parti, elle écrivit plusieurs lettres, sortit de son corsage un paquet de roubles-papier : c’était le cadeau de son oncle. Elle détacha un billet, le reprit à Iéfimovna et lui dit :
— Tiens, prends cela, emballe et prépare tout, pendant que j’irai à mes affaires.
— Mais pourquoi me donnes-tu cet argent ?
— Tu disais toi-même que nous manquions de petite monnaie : achète des provisions et change le billet. Paie le cocher et l’avoine. Dès que je rentrerai, nous partirons.
Iéfimovna loin, Aurore tomba à genoux devant les saintes images, pria avec ferveur, appela le garçon et fit demander par lui au colonel Seslavine s’il pourrait venir voir Mlle Kramaline, pour une affaire de haute importance. Un quart d’heure après, le fameux partisan entrait chez elle.
Quand Iéfimovna revint tout essoufflée, apportant un paquet de provisions, elle fut arrêtée par le diacre éperdu.
— J’ai amené une kibitka couverte, avec de bons chevaux, mais votre demoiselle n’est plus là... Ô mon Dieu, plus trace d’elle !
— Où donc a-t-elle pu aller ? s’écria Iéfimovna atterrée.
— Elle a laissé les lettres que voici. Elle est partie avec les hussards...
Affolée, la pauvre femme se précipita dans la chambre d’Aurore : elle était vide.
Au commencement d’octobre, quelques jours avant la bataille de Taroutino, les principales forces de l’armée russe étaient massées aux environs de Létashovka, avec Koutouzoff à leur tête. Dès le matin, une fine pluie tomba ; vers le soir le vent prit, la pluie cessa pendant quelques moments. Le prince était logé à l’extrémité du village horriblement boueux de Létashovka, non loin de Taroutino ; il était installé dans la maisonnette du prêtre, près de l’église. Son chef d’état-major, Yermoloff, et les aides de camp se trouvaient à l’autre bout du village, dans des maisons d’ouvriers, dépendant d’une métairie abandonnée.
Il était près de onze heures du soir lorsque Yermoloff, après avoir fait son rapport quotidien au prince, rentra chez lui à pied, précédé d’un planton portant une lanterne ; tous deux pataugeaient dans la boue, s’y embourbant parfois jusqu’aux genoux ; l’obscurité était presque complète, car la lanterne ne projetait qu’une faible lueur, éclairant des haies saccagées, des cours, des remises, des toits de chaume noircis, d’oui la pluie dégouttait encore.
Alexis Pétrovitch Yermoloff était de mauvaise humeur ; son manteau détrempé et alourdi pesait sur ses épaules, sa casquette aplatie couvrait à peine ses cheveux noirs, devenus longs pendant la guerre. Il monta lourdement le petit perron de l’isba ; son aide de camp s’avança précipitamment à sa rencontre ; un étranger attendait dans un coin.
— Qui était avec vous ? demanda le général d’un ton mécontent en entrant dans une pièce éclairée où un soldat de service apporta immédiatement le souper.
— Un homme qui ne veut pas se nommer, vêtu comme un simple bourgeois ; pourtant il a du monde et paraît instruit.
— Que veut-il ?
— Il a une affaire importante à communiquer au prince.
— Comment ! au prince ? à cette heure ? dit Yermoloff étonné en secouant vigoureusement sa casquette.
— Il dit que l’affaire est sans remise et de toute importance.
— Ils ont tous des affaires d’état, des choses qui ne souffrent aucun délai, continua Yermoloff très contrarié, regardant du côté de la table quelque chose qui fumait et sentait bon, et une bouteille de chablis envoyée le matin même par le vivandier de l’état-major.
— Encore un surcroît de besogne !... et un grognement sortit de la large et vaillante poitrine du général. Appelez ce convive non invité, ajouta-t-il en s’asseyant sur un escabeau. Un individu de grande taille, d’une trentaine d’années, au visage rond et plat, aux grands yeux gris à fleur de tête, entra gauchement dans la chambre ; ses cheveux, tirant sur le roux, tombaient droit sur les yeux et les oreilles. De larges sourcils, de grosses lèvres serrées lui donnaient un air mécontent et comme effrayé ; avec tout cela, quelque chose de féminin, sauf pourtant une paire de favoris roux, clairsemés, qui partaient de l’oreille pour arriver au menton. L’inconnu portait une pelisse en peau de mouton, de hautes bottes et tenait à la main une casquette de fourrure.
— Qui êtes-vous ? demanda Yermoloff.
L’homme regarda en silence l’aide de camp ; le général fit un signe, l’aide de camp sortit.
— Votre nom ? vos titres ? répéta-t-il.
— Capitaine d’artillerie en second, retraité, Alexandre Samoïlovitch Figuner, répondit à mi-voix l’étranger.
— Que voulez-vous donc ? demanda Yermoloff en fixant ses yeux de faucon sur les yeux gris qui le regardaient tranquillement. Il se souvenait du nom pour l’avoir rencontré dans les rapports militaires.
— Je puis certifier que l’affaire est de toute importance et ne permet pas de retard ; autrement, je ne me serais jamais permis de vous déranger, dit Figuner, qui parlait lentement s’efforçant de bien articuler les mots... Mais notez bien, général, que ce qui est possible et faisable aujourd’hui peut devenir, si on lambine, impossible, demain. Il n’y a que vous qui puissiez le savoir, avant Son Excellence.
— Exposez l’affaire plus vite, sans préambule, s’il vous plaît... Nous sommes seuls : de quoi s’agit-il ?
— J’ai servi dans la 3e compagnie de la 11e brigade d’artillerie dernièrement, j’étais gorodnitchy dans le gouvernement de Tamboff. Poussé par un sentiment de patriotisme à la vue de ce qui se passait chez nous, j’ai quitté le service civil, ma famille, et m’étant adressé au comte Rostopchine et à d’autres, je me suis introduit tout récemment dans Moscou.
— Vous avez été à Moscou ? interrompit le général.
— Je me suis promené partout, tantôt en uniforme français, tantôt vêtu comme un paysan russe ; j’ai tout vu ; je suis entré dans les maisons occupées par les ennemis, j’ai parcouru les rues incendiées ; je crois qu’on pourrait mettre fin d’un seul coup, non pas seulement à l’occupation de notre antique capitale, mais à la guerre elle-même et à toutes les calamités qui ont fondu sur la Russie.
— Comme vous y allez ! dit Yermoloff, finir la guerre d’un coup !
— Oui, la guerre, continua Figuner, et c’est là mon secret.
« Finnois ou juif, pensait le général ; que le diable t’emporte ! Est-il fou ou simplement effronté ? » Et il regardait de travers l’inconnu... « Vraiment, on a bien du temps à perdre pour de pareils pékins ! »
Puis il continua à haute voix :
— Vous venez de prononcer là des paroles plus que graves ; vous croyez vraiment que ce serait si facile déterminer d’un coup cette guerre gigantesque ? Ce que toutes les forces réunies, tous les efforts de la stratégie la plus savante, n’ont pu faire, vous... Du reste, voyons cette merveilleuse idée.
Figuner, qui écoutait en silence le général, fit un pas vers lui.
— M’étant une fois résolu à me dévouer avec une abnégation complète, je puis dire que l’affaire est la plus périlleuse du monde. J’ai réfléchi, pesé toutes les chances pour et contre ; comme toutes les entreprises humaines, mon plan peut échouer, mais puis-je espérer en ce cas qui, inévitablement et fatalement entraînerait ma mort, puis-je compter que l’empereur et la patrie n’abandonneraient pas ma famille, car je suis pauvre ? Votre parole, pour ceci, me suffira.
— Avant tout, que vous faut-il pour l’exécution de votre plan ? demanda Yermoloff avec impatience.
— Mon ami, Alexandre Nikititch Seslavine, m’offre d’entrer dans son corps de volontaires ; il attend ma réponse, mais j’ai une autre idée. Je demande à agir d’une manière complètement indépendante, c’est-à-dire qu’il faudrait me laisser choisir sept ou huit cosaques qui seraient placés sous mes ordres...
— Le sort de votre famille sera assuré, dit le général après quelques instants de réflexion... Mais dites-moi pourquoi vous avez besoin de cosaques, en un mot, que comptez-vous faire ?
Les yeux de Figuner brillèrent d’un éclat étrange : il se redressa, ranimé, grandi ; son visage pâlit, ses lèvres tremblaient.
— Mon plan est très simple... Je suis l’ennemi juré des idéologues et des rêveurs... Que de mal ils ont fait !
Il s’était tu, ne trouvant plus de mots pour exprimer sa pensée.
— Je me suis décidé, continua-t-il après un silence, et ma résolution est irrévocable, à exterminer celui qui est le principal, l’unique auteur de tout le mal qui se fait : je veux tuer Napoléon...
— Qu’avez-vous dit ? demanda Yermoloff se levant à demi...
— Tuer Napoléon, le meneur des Français, répéta Figuner.
« Il n’est pas réellement dans son bon sens, pensa le général... Mais, au fait, pourquoi ne serait-il pas dans son bon sens ? N’est-ce pas plutôt un fanatique déterminé, poursuivi par une obsession, une idée fixe, une passion ?... Il n’est pas le seul : Lounine n’a-t-il pas supplié qu’on l’envoyât comme parlementaire à Bonaparte, comptant le poignarder au moment où il étendrait la main pour prendre le papier qu’il lui présenterait ?... »
Yermoloff s’était levé.
— Êtes-vous réellement décidé ? demanda-t-il.
— Je suis décidé, je ne reculerai pas...
Et comment mettrez-vous votre plan à exécution ? Projeter et exécuter...
— C’est Dieu qui en décidera ; c’est lui qui me fera réussir ou me laissera échouer. Je me déguiserai en mendiant ou en paysan, selon l’occurrence ; je m’introduirai au Kremlin, ou ailleurs, là où sera le scélérat, et c’est moi seul qui porterai le coup ; je n’aurai besoin d’aide que pour les reconnaissances préalables, les préparatifs...
— Vous dites avoir une famille,
— Oui, une femme et cinq enfants en bas âge.
— Où sont-ils ?
— Je les ai laissés à Morshansk, pour m’introduire seul à Moscou.
— Et comment y êtes-vous arrivé ?
— À l’aide d’un passeport, que les Français eux-mêmes m’avaient délivré : j’y étais désigné comme un « cultivateur propriétaire. »
— Et que faisiez-vous à Moscou ?
— Je suivais les sorties de leurs fourrageurs, je les combattais, quand c’était possible, leur enlevant chariots et vivres : il doit avoir été question de moi dans les dossiers de l’état-major.
— Oui votre nom a été mentionné... Vous êtes donc tout à fait résolu ? Vous ne craignez rien ?
— On ne saurait avoir de crainte pour tous les malheurs... Si Dieu n’abandonne pas l’homme, le cochon ne pourra pas le dévorer[21], répondit Figuner..., Brutus a bien tué son ami César ! Le tyran corse n’est pas mon ami. Nuit et jour j’ai prié... Enfin, j’ai juré !
« Il se dessine, l’Allemand... pensa Yermoloff ; du reste voyons... »
— Que désirez-vous obtenir en cas de réussite ? reprit-il. Dites-le sans vous gêner !
Figuner rougit légèrement ; son regard était calme et froid.
— Je n’ai besoin de rien, répondit-il. Je me sacrifie à la patrie. La Russie m’a élevé et nourri, et de cœur je suis russe.
— Et de naissance ?
— Des provinces baltiques.
— Avez-vous vos papiers ?
— Les voici.
« C’est étonnant ! se disait le général en parcourant les papiers... Un Verfltuchter... Et il parle avec entrain, citant des proverbes russes et s’efforçant de bien articuler les mots... »
Il fit encore quelques questions à Figuner, qui répondit avec précision et justesse... « Comment faire ? se demandait Yermoloff perdu dans ses pensées. Cacher à son excellence les offres de cet homme est impossible : quoi qu’il arrive, c’est sur moi que pèserait la responsabilité... Enfin, il faut croire que le prince l’enverra promener... »
Il appela son aide de camp, lui remit Figuner et, replaçant sa casquette mouillée sur sa tête, reprit sa course dans le chemin boueux. L’aide de camp parlait de faire seller un cheval : il le remercia d’un geste impatient.
À la porte de Koutouzoff, l’ordonnance de Yermoloff heurta le soldat qui allait fermer les volets...
— Tout le monde dort, dit le planton en voyant surgir la figure du général dans l’obscurité.
— Et Son Excellence ?
— Au lit, mais la lumière n’est pas encore éteinte.
— Annonce-moi.
Le planton entra dans le vestibule, puis pénétra dans la chambre à coucher, où il introduisit le général qui l’avait quittée une demi-heure à peine auparavant.
Koutouzoff était assis sur son lit, les pieds pendants, enveloppé dans une robe de chambre de Boukhara : devant lui, sur une petite table, une carte de Russie était déployée, avec des épingles à tête de cire rouge ou noire, piquées çà et là. Il travaillait. La chambre était surchauffée, selon l’habitude du vieillard.
— Qu’y a-t-il, mon très cher ? dit-il en arrêtant son regard un peu fatigué et mécontent sur Yermoloff. Tout va-t-il bien ?
— Grâce à Dieu, il n’y a rien de fâcheux, mais voici quelque chose de nouveau... Et il raconta, sans hâte et en détail, l’arrivée de Figuner et ses offres. Je me suis fait un devoir de vous soumettre le cas. Quels sont vos ordres ? Figuner est chez moi, attendant votre décision.
— Alors voilà, dit Koutouzoff en relevant la robe de chambre qui avait glissé de ses épaules... l’affaire est grave.... As-tu bien questionné ? bien écouté ?
— Jusqu’aux moindres détails, prince.
— Et que penses-tu de son état mental ? Ne sortirait-il point de la Maison-Jaune ? Son cerveau n’est-il pas fêlé ?
— C’est la première idée qui m’est venue, aussi l’ai-je questionné à fond : il parle très bien, et rien dans son regard ne pourrait donner à penser que... Mais son entreprise est-elle réalisable ? c’est une autre question. Il a l’air déterminé et brave outre mesure, et sa décision semble parfaitement arrêtée.
Koutouzoff pencha sa vieille tête sur sa poitrine. Il réfléchissait. Sur son menton replet et bien rasé perlaient quelques gouttes de sueur : était-ce l’effet de la chaleur du poêle, ou de l’émotion ?... Il devint rêveur et fixa son œil unique plus loin que la petite chambre où il était, plus loin que Yermoloff et que la nuit qui s’écoulait : tout son passé apparaissait à ce vieillard, si affaissé de corps, mais encore si vigilant, si actif, si courageux...
— En voilà un drôle ! Voyez donc comme il a combiné tout cela... L’affaire, il faut l’avouer, sort de l’ordinaire... Mais sur quoi se baser ?... Et le prince s’arrangeait confortablement dans son lit de plumes, tout en portant la main à son visage humide... Il y a bien eu de tels exemples à Rome, précisément pendant la guerre de Pyrrhus. On vint dire à Fabricius qu’un certain docteur grec (un Grec à Rome, c’était tout comme un Allemand chez nous), dans le but de terminer la guerre d’un coup, proposait sans façon d’aller empoisonner Pyrrhus. S’il te souvient de ton histoire romaine, tu dois savoir que Fabricius envoya lui-même ce traître à Pyrrhus : il fut pendu haut et court, cela va sans dire, à un bouleau ou, comme cela s’appelle là-bas, à un figuier... Que réponds-tu à ceci ?
Yermoloff assombri gardait le silence. Les bougies achevaient de se consumer. Koutouzoff regardait par la fenêtre, d’où l’on découvrait le ciel embrasé de Moscou.
— Mon sentiment, dit-il enfin, est que, si ce Finnois réussissait à tuer Bonaparte, tout le monde dirait que ce n’est pas lui, mais toi ou moi qui l’avons traîtreusement tué. N’est-ce pas cela ?
— Admettons que les choses se passaient ainsi à Rome autrefois, répondit Yermoloff qui ne devinait pas encore où voulait en venir le prince, mais le passé ne sert pas toujours d’exemple au présent. Et permettez-moi de vous demander en quoi cet Attila corse vaut mieux qu’un Sténka Razine ou un Pougatcheff ? Ces scélérats venaient d’au delà du Volga et celui-ci de Paris, voilà toute la différence... Et vous savez comment les Russes ont traité ces réprouvés d’autrefois...
Koutouzoff repoussa la table, laissa tomber sa robe de chambre, et passant ses pieds nus dans ses pantoufles se mit à marcher lourdement, en se balançant, à travers la chambre, les mains derrière le dos.
— Oui, un réprouvé, mais d’une autre espèce, dit-il après un silence. Si toi ou moi nous étions tombés sur Napoléon et nous étions battus franchement avec lui, seul à seul, ce serait une autre affaire. Mais ainsi, c’est comme si on jetait une pierre de derrière un mur...
— Il en sera ce que voudra votre excellence, dit Yermoloff d’un ton respectueusement sec et faisant mine de s’en aller.
— Mais, attends un peu. Toi et moi nous sommes des soldats du XIXe siècle, mais nos ennemis sont-ils dignes de ce titre ? J’avais prédit qu’ils mangeraient du cheval, et ils en mangent. J’ai dit que Moscou serait la fin de leur idole et de leur armée : il l’est devenu. Leurs forces s’épuisent, nous les chasserons, sois-en sûr. Et si je ne vis pas jusque-là, toi tu vivras, et tu verras ces mêmes Français précipiter leur dieu dans le néant, avec autant de rage et de légèreté qu’ils en ont mis à détrôner et assassiner leur roi légitime. Pitoyable nation !...
Et Koutouzoff, appuyé à la fenêtre, regardait le ciel rouge.
— De nouveau le feu ! Elle achève de se consumer, la ville martyre. Ah ! ils se souviendront de ces incendies, ils nous payeront ce Moscou brûlé !
— Maintenant, quels sont les ordres de Votre Excellence ? demanda Yermoloff.
Koutouzoff se retourna vers le général.
— Il n’y a aucun article dans aucun code pour une telle affaire, dit-il. Du reste, que Jésus l’assiste ! Tu connais le proverbe : Cherche le vaillant dans la prison, le poltron au couvent. Donne-lui, mon très cher, huit cosaques, et que Dieu soit avec lui ! La voix du peuple est, dit-on, la voix de Dieu. Qu’il fasse ce qu’il a résolu, si telle est la volonté suprême. Quant à l’ordre de tuer... je ne le lui donne pas.
Les partisans Seslavine et Figuner s’étaient rejoints près d’Astafièvo, la terre du prince Wolkonsky. Figuner déclara au colonel qu’il avait été autorisé à agir par lui-même, mais qu’il venait demander les avis d’un camarade plus expérimenté que lui. Seslavine lui céda deux cavaliers de son détachement : l’un d’eux était un enseigne, tout jeune, brun, maigre, pas grand de taille, presque l’air d’un enfant, mais montant admirablement à cheval ; il avait supplié Seslavine de le laissera lier avec le nouveau partisan. Cette même nuit, Figuner et son enseigne partirent pour Moscou.
Les Français abandonnèrent définitivement Moscou le 11 octobre. Une semaine plus tard, cette nouvelle fut affichée à Saint-Pétersbourg, mais ce ne fut qu’à la fin du mois qu’elle parvint à Panshino, où toute la famille de la princesse était réunie. Chacun s’y perdait en conjectures sur ce qu’était devenue Aurore. Depuis, sa lettre de Serpoukhoff, on n’avait rien appris d’elle. La princesse était désolée : Xénia et son mari ne parvenaient pas à la rassurer.
Puis vinrent les glorieux récits des batailles sous Taroutino, où Bagawouth fut tué, sous Maloiaroslavetz et Krasnoë, où les Français perdirent presque tous les prisonniers qui marchaient avec eux. Repoussé par les Russes de la route de Kalouga, Napoléon fut contraint de reprendre celle de Smolensk, qu’il avait lui-même dévastée.
L’armée française, poursuivie par des troupes fraîches et reposées, entra dans le vaste espace compris entre le Dnieper et la Dvina. Furieux de ses échecs, Napoléon conduisit ses troupes sur la Bérézina, perdant des milliers d’hommes et de chevaux grâce aux trois éléments rencontrés en Russie, les boues infranchissables, les effroyables gelées et les cosaques. De leur côté, les partisans leur faisaient beaucoup de mal.
La voix de la renommée fit retentir les hauts faits du colonel-poète Davidoff, des Orloff, des Déninoff, des princes Koudasheff et Vatbelsky, des Seslavine, Figuner, et autres braves déterminés. Il y avait aussi des noms moins connus, le diacre Savva Skvartzoff, qui vengeait sa femme qu’on lui avait ravie.
Il était un jour sorti d’un bois à l’improviste et avait assommé d’un coup de bâton un artilleur qui allait faire feu sur un détachement russe ; la petite artillerie française avait été ainsi enlevée sans combat. De vraies légendes couraient sur le compte des partisans. On disait que Figuner, n’ayant plus trouvé Napoléon à Moscou, avait renforcé son détachement de nouveaux volontaires et s’était jeté sur la route de Mojaïsk, où il s’empara d’un grand train de vivres et de bagages, enleva plus de cent prisonniers, et, en vue de l’arrière-garde française, fit sauter tout uni parc d’artillerie... À ces récits étaient mêlés des noms de femmes. On parlait du courage et de la bravoure de Mlle Douroff, plus connue sous le nom de cavalier Alexandroff, et de deux autres héroïnes dont le nom n’est pas venu jusqu’à nous.
Ces hardis partisans, à la tête d’escadrons peu nombreux, formés de hussards, de cosaques, de volontaires de tout état, apparaissaient tantôt ici, tantôt là, inquiétant jour et nuit les restes de la grande armée, lui enlevant ses trains de vivres et de bagages, et le butin emporté de Moscou. Ils délivraient les convois de prisonniers russes, que les Français traînaient avec eux comme portefaix ou valets de troupe.
Les victoires des Russes sous Krasnoë achevèrent de mettre en déroute l’armée française. Pendant ces combats du 3 au 6 novembre, l’ennemi perdit 26.000 hommes, pour la plupart faits prisonniers : dans ce chiffre, il y avait sept généraux et plus de trois cents officiers. C’est là que commença la débâcle de cette splendide armée, que détruisaient maintenant la fatigue, la faim, le froid et la maladie.
Les champs s’étaient depuis longtemps couverts de neige ; les longues gelées commençaient, accompagnées des rafales du vent du nord. Puis, soudain, le temps redevint très doux ; les grands froids firent place à des brouillards, il dégelait ; les routes, avec leurs profondes ornières et leurs boues épaisses, étaient quasi impraticables. Cependant Koutouzoff, tantôt en traîneau fermé, en calèche ou en droschki, accompagnait ses troupes électrisées par leurs victoires. Le 6 novembre au soir, en faisant à cheval la revue des bivouacs pendant une halte, il arriva au campement du régiment des gardes Séménovsky, accompagné de quelques généraux et aides de camp. Tous étaient très gais, parlant avec animation de la déroute définitive du corps de Ney : on avait même trouvé dans un train de bagages, pris sur l’ennemi, le bâton de maréchal du terrible Davout.
Le crépuscule était venu au milieu d’épais brouillards. Le prince arriva près de la tente du commandant Lavrof. Non loin de là, un jeune officier, en uniforme d’artilleur, crayonnait à la hâte le portrait d’un camarade grièvement blessé. Le prince et sa suite mirent pied à terre ; on apporta un siège pour Koutouzoff ; il s’assit en étirant ses membres engourdis et s’amusa de la confusion du jeune dessinateur.
— Quel est votre nom ?
— Kvashnine, Excellence, répondit l’officier en rougissant ; je fais ce dessin pour le père de mon camarade.
— C’est très bien... Mais je vous ai vu quelque part.
— Après mon emprisonnement à Moscou. Votre Altesse s’étonna alors que j’eusse pu le supporter. J’ai été ordonnance de Mikhaïl Andréevitch...
— Qui est celui dont vous faites le portrait ? dit brusquement Koutouzoff.
— Un camarade, Tunetine, tous les deux... sous Krasnoë...
Mais Koutouzoff n’écoutait plus. Les cuirassiers qui l’avaient suivi déployaient devant lui, pour le préserver du vent, des drapeaux pris aux Français. Koutouzoff regardait les bannières.
Le brouillard se dissipait ; les derniers rayons du couchant éclairaient d’une lueur vive les lignes des tentes, les canons, les soldats groupés autour des feux. Le planton du commandant servit le thé. Quelqu’un se mit à lire les devises des drapeaux.
— Qu’est-ce qu’il y a là-dessus ? demanda Koutouzoff. Austerlitz... Ah ! il y a fait chaud, à Austerlitz ! Mais, aujourd’hui, nous sommes vengés... On me reproche les croix de diamants que j’ai demandées et obtenues pour les officiers après Borodino, mais quelles croix pourra-t-on jamais nous donner pour Krasnoë ? Je couvrirais de diamants non seulement les officiers, mais chaque soldat, que ce serait encore trop peu !
Le prince souriait. Tout le monde le regardait avec un sentiment de satisfaction et d’orgueil. Le vieux soldat était de belle humeur et semblait rajeunir de jour en jour.
— Je n’ai pas oublié la plus haute récompense que j’aie reçue, le grand cordon de Saint-George, que me donna l’impératrice après l’affaire de Matshiné... Cette plaque, dans le temps, était tout particulièrement briguée. J’étais jeune alors et plein d’espérance. Quelqu’un, ici, se souvient-il encore du jeune Koutouzoff ? Non... Enfin, n’importe. Je reçus donc l’étoile tant rêvée. Notre mère, l’impératrice de bienheureuse mémoire, me fit venir à Tsarskoé-Sélo. J’accours, j’arrive et je tombe au milieu d’une réception de gala, dans les salles dorées, pleines de hauts dignitaires, de courtisans brodés sur toutes les coutures ; tous regardent celui qu’on appelait le jeune héros d’Ismaïl. Je pourrais même ajouter le beau héros, car, dans ce temps-là, je n’étais pas le vieux hibou que je suis aujourd’hui... Mais je ne regarde personne, je vais de l’avant avec une seule idée, c’est que je porte sur ma poitrine la très illustre étoile de Saint-George. Arrivé au cabinet impérial, je pousse hardiment la porte... Mais, où suis-je ? Qu’est-ce qui m’arrive ? J’oublie tout, messieurs : Saint-George, Ismaïl, Koutouzoff lui-même : je ne vois plus rien que les yeux bleus de ciel, le regard de la grande Catherine... Ce fut là ma récompense.
Koutouzoff tira avec peine son mouchoir, s’essuya les yeux et demeura pensif. Tout le monde gardait un silence respectueux.
— Et où couche-t-il ce soir, ce fils de chien ? demanda tout à coup le prince en riant ; où est-il notre Bonaparte, venu pour chercher de la laine et qui s’en retourne tondu ? Pas de chance aujourd’hui pour la couchée : Seslavine a promis de ne pas lui laisser cette nuit un instant de repos, et Alexandre Nikititch est un homme de parole. Ah ! ce sont des braves, ces partisans ! On leur doit des remerciements : le héros tant vanté fuit devant eux comme un écolier devant « un gruau de bouleau[22]. »
Un éclat de rire accompagna les paroles du prince.
On se mit à parler des volontaires. Les uns vantaient Seslavine et Vatbelsky, d’autres Davidoff et Figuner. Quelqu’un dit que Mlle Douroff, — le cavalier Alexandroff, — continuait à se distinguer dans le corps de Seslavine. Kvashnine ajouta en rougissant qu’il avait appris de source certaine que, parmi les partisans de Figuner, une jeune femme, une héroïne, se cachait aussi, vêtue en cosaque. Chacun se mit à le questionner sur cette mystérieuse inconnue.
Kvashnine, regardant timidement le prince, raconta en français ce qu’on disait de cette jeune fille, qui était de la société de Moscou, mais que lui n’avait jamais vue.
— Qui cela ? demanda Koutouzoff en avalant à petites gorgées son thé brûlant. Encore une amazone !
— Précisément, Excellence, répondit Kvashnine devenu écarlate. Mlle Kramaline, de Moscou... Elle est venue trouver Seslavine à Létashovka, et c’est lui qui l’a emmenée.
— Mais pourquoi était-elle venue ?
— Elle cherchait quelqu’un dans les rapports, dans les bulletins, dans les ordres du jour... Je venais à peine de m’évader de Moscou, et je ne...
— À-t-elle trouvé ce qu’elle cherchait ? demanda le prince.
— Non, ses recherches furent vaines. Aussi a-t-elle supplié Figuner de la prendre dans son détachement et, dès lors, elle ne le quitte pas : elle est étonnamment courageuse, faisant son service comme un simple soldat, supportant sans se plaindre les privations et les fatigues, obéissant et donnant l’exemple... parce que...
Ici Kvashnine s’embrouilla et ne put sortir de sa phrase.
— Hier, messieurs, interrompit le général Lavroff, ce Figuner a failli tomber sur Napoléon lui-même. Il s’en allait droit au campement français, derrière une colline : malheureusement, les guides perdirent leur route. Voilà une belle capture manquée, un fauve de première classe !
— Oui, de première classe, répéta aimablement Koutouzoff étirant ses membres fatigués... À propos, j’ai reçu aujourd’hui, au milieu d’épîtres en prose et en vers peu mérités par moi, une fable de notre Kriloff, Le loup chez les chiens : c’est un cadeau qui compte...
Et le prince tira de sa poche une feuille de papier bleu, très chiffonnée, l’étendit du revers de la main et commença à lire. Dans sa jeunesse, il avait été un lecteur remarquable et même un bon acteur ; aujourd’hui, il lisait très bien encore, d’une voix un peu chantante :
Un loup, croyant entrer dans une bergerie,
La nuit, tomba dans un chenil...
Et il continua avec feu, baissant et élevant la voix, lisant comment les chiens, en sentant « le gris, » hurlèrent si fort que le chenil devint un enfer, et le loup, blotti dans un coin, se mit à dire qu’il était un ancien ami, un compère, venu non pour se battre, mais pour fraterniser... Et quand vinrent les vers suivants :
Le chasseur l’interrompit en disant :
Tu es gris, mon ami, mais moi je suis blanc,
Koutozoff souleva sa casquette en montrant sa tête aux rares cheveux blancs rejetés en arrière, puis finit en déclamant les derniers vers :
Voilà pourquoi mon habitude
Est de ne pas faire la paix avec le loup
Avant de lui avoir ôté la peau...
Chacun cria hourra ! avec frénésie, et tout le camp répéta hourra !
— Ce n’est pas à moi que revient l’honneur, il est au soldat russe, cria Koutouzoff qui était monté sur son siège et agitait sa casquette ; c’est lui qui a traqué le fauve et blessé à mort...
Le froid reprit, le vent siffla de nouveau, la gelée couvrit tout le pays.
Le fauve affamé, perdant sa fourrure qu’on lui arrachait par lambeaux, perdant son sang, courait toujours plus vite, à travers les neiges sans fin, les forêts inconnues. Arrivé à la Bérézina, il s’arrêta en vue de ses traqueurs, tout prêts à le saisir pour le mettre en pièces ; d’un mouvement rapide et désespéré il se jeta dans les neiges pour faire perdre sa trace, laissant deux ou trois pistes de ses pattes affaiblies pour dérouter les chasseurs et, rassemblant ses derniers efforts, traversa la Bérézina à la nage. Que lui importaient les siens qui périssaient sous les coup des traqueurs, et noyés dans la rivière ! Il se sauvait ! lui... C’était assez.
Les Français perdant leurs derniers transports de bagages et de vivres, traversèrent, le 14 novembre, la Bérézina à Stoudiansky, sur un pont construit en hâte et qui croulait. Déroutés par cette fuite et cette traversée inattendue, les commandants russes, se rejetant la faute les uns sur les autres, se ruèrent avec une rage nouvelle à la poursuite des légions ennemies fuyant vers la frontière. Les partisans et les cosaques, dépassant les fuyards, poursuivaient l’ennemi à la manière des Arabes, comme le disait Napoléon lui-même. Seslavine tenait les Français à droite, Figuner à gauche ; tous deux s’étaient donné le mot : réparer la faute de la Bérézina en s’emparant de Napoléon. Seslavine faillit réussir près de Liady : il arriva de nuit, pénétra dans le village, égorgea le poste qui gardait la route de l’empereur, mais un incendie avertit Napoléon, qui tourna le village avec sa suite. Figuner, lui, se jeta dans les forêts à l’entour d’Ohmiany, pour couper la route aux Français ; Seslavine s’y porta d’un autre côté : chacun d’eux avait formé le même plan et ne songeait qu’à l’exécuter.
Exténué et furieux de cette suite de déconvenues, Napoléon fit appeler Murat auprès de lui, à Smorgony et là, devant tous les maréchaux qui l’entouraient, il déclara, d’une façon très inattendue, que l’incendie de Moscou, le froid, les fautes de ses généraux, le forçaient à remettre le commandement de l’armée au roi de Naples, lui-même repartant pour Paris afin d’y organiser une nouvelle armée de 300.000 hommes, qui reprendrait la campagne contre la Russie.
De Vilna, vers lequel se dirigeait l’empereur, on avait déjà fait venir en secret toute la division de cavalerie de Loyson, qui devait couvrir la retraite. Ce détachement, qui ignorait sa destination, se hâtait à la rencontre du fugitif, occupant sur son chemin les villages enfouis sous les neiges, les métairies, les auberges. Enfin, la raison de cette marche forcée parvint à la connaissance du premier régiment de la division, composée presque exclusivement d’Italiens et de Saxons. Les méridionaux, compagnons forcés de la grande armée, murmuraient ouvertement, dans les cabanes enfumées et humides de la Lithuanie, contre la misérable soupe d’avoine qu’on leur donnait, contre le froid qui gelait leurs mains, leurs pieds, leurs visages, et surtout contre le grand auteur de toutes ces misères. « Le voilà, disaient-ils, qui fuit de nouveau honteusement, comme il avait fui déjà de l’Égypte, nous vouant à la mort... Si seulement les cosaques pouvaient le prendre pour le mettre dans une cage de fer !... »
Le 23 novembre, après un chasse-neige épouvantable qui avait duré deux jours, le temps redevint doux et clair ; le soleil brillait, un vozok[23], aux glaces bordées de peau de loup, glissait rapide sur la neige éblouissante ; le vozok était suivi d’une kibitka recouverte d’un feutre : une nombreuse escorte à cheval et plusieurs centaines de lanciers polonais entouraient les deux voitures. La neige criait sous le fer des traîneaux ; les panaches rouges de l’escorte ondulaient au vent.
Napoléon, en pelisse et en bonnet de peau d’ours, occupait le fond du vozok ; à côté de lui, Caulaincourt emmitouflé d’une fourrure de renard et, en face, le général Rapp enveloppé d’une bourka circassienne ; sur le siège, couverts de touloupes et de tout ce qui leur était tombé sous la main, le mamelouk Roustan et le polonais Vansovitch, comme interprète ; dans la kibitka, le maréchal de cour Duroc et l’aide de camp général Mouton. Napoléon voyageait sous le nom de duc de Vicence (c’était le titre de Caulaincourt).
— Où donc sont leurs villes et leurs villages maudits ? répétait Napoléon en sortant à chaque instant son nez rougi de dessous ses fourrures, et regardant impatiemment à travers les vitres couvertes de givre. Mais c’est le désert de la neige : rien que de la neige, pas âme qui vive... Arriverons-nous bientôt au relais ?
Rapp tira une grosse montre d’argent de dessous sa bourka, et la tenant avec peine dans ses mains glacées :
— Le relais, sire, n’est pas éloigné, répondit-il ; quant à la station, elle est plus loin qu’Oshmiany, nous n’y serons donc pas avant quatre heures de route.
— Avons-nous de quoi manger ? reprit Napoléon.
— Votre Majesté a tout achevé à son déjeuner ce matin, la dinde truffée et le pâté de Strasbourg.
— Et le jambon ?
— Il n’en est resté que les os, que Votre Majesté a fait donner au guide.
— Du fromage ?
— Il y en a encore un peu, mais vieux.
— Merci ! sec et amer comme du bois... Du pain blanc, alors ?
— Pas miette... Roustan a servi le dernier morceau au dessert.
Cinq verstes plus loin, les voyageurs distinguèrent un groupe de soldats qui se réchauffaient devant un feu allumé près d’une auberge démolie : c’était le relais. Napoléon mécontent regardait changer les chevaux. Le vozok et la kibitka repartirent à fond de train. Napoléon s’endormit, mais bientôt réveillé par les cahots du chemin, se remit à causer avec ses compagnons.
— Oui, messieurs, disait-il comme suivant le fil de ses pensées, au fond de nos malheurs, il y a la trahison... Schwartzenberg, contrairement à nos conventions, s’est éloigné de la route qu’avait prise l’armée active ; nous sommes abandonnés aux caprices du sort : comment poursuivre la lutte dans des conditions pareilles ? et puis ces froids sibériens, ces cosaques, ces partisans... Ils achèvent de disperser nos légions exténuées. Quand on pense que cette cavalerie sauvage, bonne au plus à faire du bruit, qui serait sans ressource et sans chance de salut devant une poignée de tirailleurs habiles, devient ici, dans cette contrée inconcevable, une force foudroyante... Notre cavalerie est abîmée par le manque de fourrages ; l’intendance a laissé l’infanterie sans bottes ni fourrures... Enfin, tout le monde est affamé, à commencer par moi...
Et les compagnons du nouveau César lisaient, en effet, sur son visage, que la faim l’obsédait. Le jour baissait. Napoléon s’endormit de nouveau malgré une vive douleur aux pieds.
— Je n’en puis plus ! s’écria-t-il tout à coup en saisissant la bride de la glace ; il faut que nous nous arrêtions à la première habitation : on y trouvera bien une assiette de soupe, un morceau de viande.
— Que Votre Majesté ne s’inquiète pas. Nous n’avons plus que deux heures de course jusqu’à la station ; c’est le château d’un riche propriétaire qui nous est très dévoué ; Vansovitch en répond.
— Que le diable vous emporte, vous, votre propriétaire et votre château ! J’ai faim, je n’en puis plus... Encore deux heures... quelle mauvaise plaisanterie !
— Nous devons dépasser Oshmiany avant la nuit...
Mais Napoléon n’y tenait plus. Il baissa violemment la glace et, mettant la tête à la portière, il aperçut à trois verstes environ, à droite de la route, des habitations.
— Une métairie sans doute, dit-il, une maison, une église : arrêtons-nous là !
— On ne nous y attend pas, dit Caulaincourt : cet endroit n’est pas indiqué sur l’itinéraire.
— Il y a là peut-être une embuscade ; nous pouvons y être attaqués, dit Rapp.
— Vous rêvez, reprit Napoléon : une embuscade dans une maison en pleine campagne, sans bois ni collines aux environs... D’ailleurs l’escorte est là : donnez l’ordre de faire halte.
Caulaincourt fit arrêter et envoya une partie de l’escorte aux informations. Les éclaireurs revinrent disant que tout était tranquille à la ferme. Le vozok et la kibitka grincèrent sur la neige durcie et tournèrent pour se diriger vers une petite maison au toit couvert de tuiles. À côté se trouvaient un grenier, une écurie et une isba pour les gens de service. Derrière la maison, dans un jardin, on voyait une église et plus loin, un hameau.
Le vozok s’arrêta devant le perron, mais on ne voyait personne. Cependant, un cheval attelé, attaché près de la remise, montrait que la métairie n’était pas inhabitée.
Dans l’antichambre, les voyageurs rencontrèrent un petit prêtre catholique, gras et chauve. Derrière lui, frôlant le mur, un jeune garçon se dissimulait de son mieux. La vue de l’escorte, l’accoutrement des nouveaux venus, troublèrent le prêtre. Il suivit Napoléon qui, en entrant dans la chambre, jeta sa pelisse et son bonnet sur les bras de Roustan et resta en jaquette ouatée de velours vert passée sur l’uniforme bleu des chasseurs ; il s’assit devant une table et jeta un regard sévère sur Vansovitch.
— Servez à manger à l’empereur, dit Vansovitch à demi-voix au prêtre en s’inclinant respectueusement.
Tout ahuri, en apprenant qu’il avait devant lui l’empereur des Français, le prêtre regardait Roustan tirant les bottes de son maître.
— Servez n’importe quoi, du barstch[24], un verre de lait chaud, seulement vite, vite, plus vite !...
— Il n’y a rien, dit piteusement le prêtre en mettant les bras en croix sur sa poitrine.
— Du pain blanc, de la crème aigre, du fromage...
— Rien, rien, répétait le prêtre au désespoir, ses lèvres devenues livides... Tout a été pillé chez nous par des soldats de passage.
— Que dit-il ? demanda Napoléon.
Vansovitch traduisit les paroles du prêtre.
— Ils ont pillé mon garde-manger, ils ont emmené ma dernière vache, égorgé toutes mes poules, et je suis resté comme vous me voyez, n’ayant rien mangé depuis hier...
— On pourrait envoyer au village...
— Ah ! seigneur capitaine, tout le monde a fui, et si ce n’était mon neveu qui vient d’arriver pour m’emmener à la ville, je serais certainement mort de faim. Je ne murmure pas. Je suis bien persuadé que sa majesté césarienne réparera tout avec le temps.
Vansovitch traduisit la réponse du prêtre. Napoléon fronça le sourcil, mais, comprenant qu’il n’y avait rien à faire, il voulut se montrer généreux et grand.
Il frappa avec bonté sur l’épaule du prêtre, lui faisant dire qu’il était content de le voir, que c’était la première fois qu’il rencontrait un prêtre soumis aux circonstances et désintéressé. Puis, lui adressant la parole en latin :
— Il y a une langue commune entre nous, dit-il ; parlons, en bons catholiques-romains.
Le prêtre enchanté s’inclina.
— J’ai toujours mon Salluste dans ma poche, il ne me quitte pas, continua Napoléon, et je relis souvent son Jugurtha. Et les guerres de César ! Nous aussi, nous combattons des barbares, les Gaulois de l’Orient ; il faut donc se résigner aux privations.
L’empereur, en parlant, arpentait la chambre en tout sens. Le prêtre, agréablement surpris, et la suite de Napoléon, écoutaient avec admiration les hardies citations du moderne César. Il faisait chaud dans la chambre du prêtre ; on s’y sentait confortablement, le soleil éclairait d’une lumière douce les pauvres meubles à housses blanches et les pots à fleurs épargnés par les pillards.
Cependant Napoléon parlait toujours ; tout d’un coup, il s’arrêta devant la fenêtre : il venait d’apercevoir quelque chose qui lui faisait plaisir. Dans la lucarne du toit de l’écurie, une poule huppée, tachetée de gris, regardait tout interdite les nouveaux lisiteurs ; échappée au massacre de la veille, elle hésitait à regagner son perchoir.
— Reverendissime, ecce pulla ! dit Napoléon se tournant vers le prêtre.
Le prêtre et toute la suite se précipitèrent à la fenêtre, puis dans la cour ; les lanciers cernèrent l’écurie et montèrent au grenier ; la poule, poussant ses cris les plus aigus, vola par-dessus les têtes jusqu’au jardin, où le mamelouk et les officiers la pourchassèrent ; Duroc lui-même, le gros, l’altier Duroc, ouvrait les pans de sa pelisse pour empêcher le pauvre volatile de fuir ; Napoléon de la fenêtre, suivait la chasse en souriant : la poule prise fut apportée en triomphe.
— Si item... Si tu es aussi bon cuisinier que bon prêtre, dit l’empereur, fais-moi vite un bon potage.
— Magna cum voluptate, Caesar, répondit le prêtre, mais réussirai-je ?
Le neveu alluma du feu dans la petite cuisine, Roustan pluma et vida la poule.
— Mais, sire, nous nous attardons, dit Rapp en regardant sa grosse montre. Comme on va être inquiet dans le château où nous sommes attendus, et à Oshmiany !
— Encore un moment ! on sent un fumet si appétissant, dit Napoléon se tournant du côté de la cuisine : il fait jour encore, nous avons le temps.
On plaça une table devant le canapé où l’empereur était assis ; on apporta le potage dans un pot de terre commune échappé au bris de la vaisselle, un soldat procura une cuillère de bois.
— Optime ! superrime ! répétait Napoléon, en avalant avec avidité le bouillon odorant.
Le mamelouk retira du pot la poule bouillie, la découpa très habilement avec son couteau de poche et servit à l’empereur une aile et une portion de la poitrine dans le couvercle du pot, mais Napoléon, attirant à lui la volaille tout entière, la dévora à belles dents. Roustan tenait un flacon de voyage avec un reste de vin de Bordeaux.
— C’est tout un festin, mes amis, s’écria Bonaparte, et pas du tout un repas de bivouac, — et buvant à plusieurs reprises, il ajouta : — Aux Tuileries, je n’ai jamais mieux dîné.
— J’ose rappeler à Sa Majesté qu’il est temps de se mettre en route, dit Caulaincourt ; la nuit tombe, voilà plus d’une heure que nous sommes ici.
Napoléon sourit, posa les pieds sur une chaise, appuya sa tête au mur, ferma les yeux et, dans cette bonne atmosphère tiède, s’endormit un moment. Les visages s’allongèrent, Caulaincourt faisait des signes d’impatience à Rapp, qui en faisait à Duroc, mais tous s’immobilisèrent en attendant, silencieux, le réveil du César endormi.
Le soir de ce même jour, à cinq verstes de la route de Vilna, un détachement se montra dans l’épaisse forêt qui touche à la ville d’Oshmiany : c’étaient les volontaires de Figuner. On fit halte sous bois et, avant d’allumer un feu, le chef voulut savoir comment et par qui la ville était occupée. Monté dans un misérable traîneau du garde-forestier, vêtu d’une casaque de paysan et coiffé d’un bonnet de feutre à mentonnière, il apprit avec consternation qu’un détachement de cavalerie français était entré la veille dans Oshmiany. Se creusant la tête pour comprendre ce que l’ennemi était venu faire là, il regagna son bivouac et, après s’être concerté avec ses officiers, il partagea sa troupe en deux petits corps, envoya l’un à travers bois vers le village de Miédanka, et garda l’autre sur place. Puis il expédia derechef des émissaires à Oshmiany pour savoir combien il y avait là de Français. Il autorisa son ordonnance, Kramm, à accompagner le vieux sous-officier Mosséévitch qui ayant longtemps habité la Lithuanie connaissait bien le pays ; tous deux à la suite d’une longue file de traîneaux, entrèrent dans la ville ; la nuit était venue, les rues étaient désertes, les boutiques et les cabarets fermés, pas une fenêtre éclairée ; quelques rares passants à pied, c’était tout.
Près d’une auberge, à l’entrée de la ville, une grande escorte de cavalerie stationnait ; à demi couchés le long de la haie, les soldats attendaient quelque chose, tenant leurs chevaux par la bride. Mosséévitch, déguisé en bûcheron, les vit de loin, se rapprocha de Kramm étendu sur le bois de chauffage dont le traîneau était chargé, et lui chuchota à l’oreille :
— Vous voyez, mon officier, combien ils sont ; nous ferions peut-être bien de nous en retourner.
— Avance toujours, souffla Kramm ; on nous laissera passer, j’entrerai à l’auberge, où j’en apprendrai sans doute plus long.
— J’ai ordre de ne point vous quitter, répondit le cosaque.
— Alors, entre avec moi, mais pas en même temps, un peu plus tard.
La garde dépassée, l’ordonnance entra à l’auberge, puis dans l’isba des ouvriers, près d’une autre maisonnette réservée aux hôtes plus relevés ; le sous-officier, pour ne pas attirer l’attention, se dirigea par des rues solitaires, avec son chargement, vers la place du marché, jeta son bois près du pont et revint à l’auberge, où il entra à son tour. Il ne détela pas son cheval, acheta du foin et de l’avoine à l’aubergiste, s’étendit dans son traîneau vide, prêtant l’oreille à ce qui se disait et se faisait dans la cour. La nuit était profonde.
L’ordonnance de Figuner, sous son costume de petit propriétaire polonais, le « beshmett » doublé de fourrure et le bonnet lithuanien de peau de mouton noire, n’était autre qu’Aurore Kramaline.
Elle était bien changée. Les cheveux coupas ras, le visage abîmé par le vent, tantôt vêtue du « tchekmène » cosaque, ou de la veste de l’artilleur, avec un pistolet à la ceinture et de hautes bottes, on l’aurait prise pour un élève d’une école de cadets ; mais ce qui l’avait plus changée encore que le costume, c’était son séjour dans Moscou brûlé et la vie qu’elle menait depuis près d’un mois au milieu des volontaires de Figuner. Celui-ci pourtant ménageait Aurore, qui lui avait été confiée par Seslavine ; il cachait à tous son sexe et sa naissance, mettant son peu de force physique sur le compte de sa jeunesse. Les officiers donnèrent d’abord à la nouvelle recrue son nom de Kramaline, puis l’abrégèrent en Kramm. Au début, quelques-uns la chicanèrent sur son air de jeunesse, se demandant qui était ce nouveau camarade, l’appelant même une demoiselle, mais Figuner les fit taire en faisant allusion à la haute naissance et aux grandes relations du jeune homme. Dès lors, on le laissa tranquille.
Comme ordonnance de Figuner, Aurore ne descendait presque jamais de cheval, et chacun admirait son ardeur infatigable. À peine de retour d’une expédition, grelottante, affamée, mais en proie à une surexcitation nerveuse, elle ne demandait qu’à repartir. La seule chose qui la troublât était la dureté froide, presque féroce, de son chef pour les prisonniers qui tombaient entre ses mains.
Figuner commençait par les interroger doucement, les questionnant avec bonté, plaisantant même avec eux ; il allait jusqu’à régaler les affamés ; puis, quand il en avait tiré tout ce qu’il voulait savoir, qu’il avait soigneusement pris note de leurs réponses, il les faisait fusiller sans pitié. Elle ne pouvait oublier de l’avoir vu abattre lui-même, après un court interrogatoire, cinq prisonniers qui le suppliaient de les laisser vivre.
— Pourquoi tant de cruauté ? ne put-elle s’empêcher de lui demander ce jour-là.
— Écoute, Kramm, répondit-il en ébouriffant sa chevelure, pourquoi les laisserais-je vivre ? à quoi serviraient-ils ? Comme dit le proverbe, ils ne sont ici ni un cierge pour le bon Dieu, ni un fourgon pour le diable. D’ailleurs, un jour ou l’autre ils auraient gelé, et nous ne pouvions les traîner après nous...
Aurore, tout en regardant à l’auberge d’Oshmiany de malheureux Italiens, les pieds enveloppés de chiffons, qui se serraient les uns contre les autres pour se réchauffer, se souvint d’une autre scène : deux jours auparavant, Figuner était parti avec quelques volontaires pour Smorgony, où il allait aux informations. À son retour, il raconta ce qu’ils avaient fait.
— Figure-toi, disait-il à un capitaine de hussards de son détachement, qu’à peine sortis du fourré nous voyons tout près une charrette remplie de blessés et de malades français. La voiture, cassée, était restée en arrière du train ; un officier supérieur, à la belle prestance, aux grosses épaulettes, était arrêté auprès. Ces fils de chiens avaient tranquillement allumé un feu, sur lequel ils faisaient bouillir du riz. Nous autres venions de battre la forêt pendant deux jours : nous étions affamés... Aussi, nous tombâmes sur eux, et les ayant garrottés, je les sermonnai en leur disant : « Voilà comme vous êtes, vous autres ! Vous êtes venus chez nous vous targuant de vos auteurs, de Beaumarchais, de Voltaire, que sais-je... Et qu’avez-vous fait chez nous ? » Le commandant aux grosses épaulettes s’est mêlé à la conversation et a répliqué avec une telle suffisance que je n’ai pu en entendre davantage... J’ai fait étendre une couverture de cheval sur la neige, et on lui a préalablement administré une correction corporelle.
— Préalablement ? demanda le capitaine. Après, qu’en as-tu fait ?
Figuner se tut, mais fit un geste de la main, si significatif, qu’Aurore tressaillit et se décida à demander, à la première occasion, de rentrer dans le corps de Seslavine. Malgré la surexcitation dans laquelle elle vivait, elle n’avait jamais pu s’habituer aux cruautés de Figuner.
Un fait l’avait particulièrement frappée : c’était aux environs de Roslavl. Figuner avait reçu l’ordre de brûler les chevaux morts et les cadavres des Français, restés aux alentours de la ville, ceci en vue du dégel. Il chargea de cette corvée les Kalmouks et les Kirghizes de son corps ; ceux-ci firent de grands tas de cadavres, avec beaucoup de paille, et allumèrent cette série de sinistres bûchers, à droite et à gauche de la route. À ce moment, la voiture d’une dame Mikèshine sortait d’un village près de Roslavl ; elle partait pour Smolensk, où elle allait voir son mari qui y était prisonnier. En passant devant un de ces bûchers, dont les Kalmouks avaient déjà allumé la paille, la voyageuse entendit son cocher crier : « Madame ! Maria Dmitrievna, voyez donc, on brûle des gens tout vifs !... » Mme Mikèshine regarda et vit de longs bras s’agiter convulsivement au-dessus de la paille ; un visage fou d’épouvante apparut. Elle fit arrêter, appela les Kalmouks, les supplia avec larmes de sauver le malheureux Français, le leur achetant pour une pièce d’or. Ils le tirèrent du feu et le mirent à ses pieds. Mme Mikèshine le fit placer dans son vozok, et rentra chez elle. Figuner, apprenant ce qui se passait, appela son ordonnance, Aurore :
— Kramm, lui dit-il, courez après le vozok, arrêtez-le, enjoignez à cette estimable dame de rendre le mort qu’elle emporte.
— Mais, capitaine, répondit Aurore, le mort vient de ressusciter.
— Ne discutez pas ! la générosité est une belle chose, mais qui n’est pas de mise ici : je vous donne un ordre !
Aurore vit de quel feu les yeux de son chef brillaient ; elle ne discuta plus, et partit au galop, mais elle se disait : « Je l’abandonnerai ! je l’abandonnerai, cet homme sans cœur ! » Et atteignant le vozok, elle cria au cocher d’arrêter.
— Madame, dit-elle en se penchant à la portière, mon chef, le colonel Figuner, vous somme de lui rendre le Français que vous emmenez.
Alors, de dessous la couverture fourrée du vozok, apparut une figure effroyablement maigre, gelée, aux yeux ternes et creux, qui s’arrêtèrent suppliants sur Aurore.
— Oh ! monsieur, monsieur, au nom de Dieu, épargnez-moi ! soupira-t-il. Je ne vivrai pas. Ne me martyrisez pas ! laissez-moi mourir tranquille, donnez-moi le temps de prier pour mes sauveurs !
Cette voix, ces yeux, frappèrent Aurore ; elle faillit tomber de cheval en reconnaissant un de ses adorateurs, l’émigré Gérambeau, fait prisonnier par ses compatriotes, puis repris par les Russes. Lui ne la reconnut pas. Sans ajouter un mot, Aurore donna un coup de cravache à son cheval et partit au grand galop vers le bivouac.
— Eh bien, où est le ressuscité ? demanda Figuner en souriant.
— Il est mort une seconde fois, répondit-elle sans le regarder.
C’est ce souvenir qui poursuivait la jeune fille, comme elle se dirigeait vers l’isba des ouvriers, dans la cour de l’auberge.
Les aboiements des chiens la forcèrent à s’arrêter sous l’auvent d’une remise ; là, elle écouta l’entretien de deux officiers de cavalerie qui surveillaient leurs hommes, pendant que ceux-ci abreuvaient leurs chevaux.
— Quel pays maudit de Dieu ! disait l’un. Ce froid cruel, ces tourmentes de neige, ces plaines sans fin, et dire que ces malheureux appellent cela une patrie...
— Patience ! disait l’autre avec un accent italien très prononcé.
Un troisième officier s’avança. Le reflet de la lanterne d’un des soldats éclaira un moment la figure du nouveau venu.
— C’est vous, Lapie ? demanda un des officiers. Oui ; c’est moi.
Le major Lapie était un grand et beau brun, originaire de Marseille. Comme on le sut plus tard, il était à la tête des mécontents du 130me, et, depuis longtemps, il proposait en secret à plusieurs de demander des comptes à celui qui les avait trompés.
— Eh bien, qu’en dites-vous ? reprit un des officiers. Il a bien réellement abandonné l’armée, et maintenant, sans doute, il court plus vite que jamais, après s’être attardé dans le château du grand seigneur, où il s’est réchauffé et repu... Mais nous autres ?
— Nous ?... Je dirais que c’est le moment de tomber sur lui, répondit Lapie... Massacrons, égorgeons son entourage !
Aurore n’entendit plus rien. Le chien de garde se jeta contre Mosséévitch et deux autres voyageurs qui entraient dans la cour. Elle glissa quelques mots à l’oreille du sous-officier et se faufila dans la chambre commune de l’isba. Les couchettes, les bancs, le poêle étaient encombrés d’ouvriers et de voyageurs endormis. Aurore ôta son bonnet, et, regardant autour d’elle, se demanda comment s’y prendre pour savoir ce qui se passait. Serait-il vraiment possible qu’on attendit Napoléon ? Et sa fatigue était telle qu’elle ne pensait plus qu’à dormir pendant une heure, dans un coin tranquille et chaud.
— Tu veux te reposer et te réchauffer, mon jeune barine, lui dit, du haut du poêle, un Blanc-Russien barbu, âgé d’une cinquantaine d’années.
— Oui, répondit Kramm ; il me faudra rester ici jusqu’au matin.
— Tu viens du village ?
— Oui.
— Viens-tu chercher du poisson ou de la farine ?
— Du poisson.
— Tiens, couche-toi ici, dit le paysan en s’éloignant du mur. On est serré, tout de même on te fera place.
Il tendit au jeune homme une main calleuse ; Aurore mit le pied sur une couchette, et, de là, s’enleva sur le poêle et s’étendit à côté du paysan, dont les habits sentaient le foin et la filasse.
— Nous sommes meuniers, et nous faisons aussi le commerce de lin, dit-il en bâillant.
Aurore posa la tête sur son bonnet de peau et prêta l’oreille pour s’assurer si tout le monde dormait. Un profond silence régnait dans l’isba, interrompu seulement par les cri-cris courant sous les lits et les blattes qui tombaient des murs. Elle attendit longtemps le signal convenu avec Mosséévitch pour quitter la ville lavant le jour, puis elle finit par s’endormir. Elle se réveilla en sursaut, ne comprenant pas où elle était : petit à petit elle distingua, assis sur un banc, un soldat italien, maigre et pâle, dont un autre soldat pansait la jambe gelée et blessée. Ils causaient à voix basse ; le blessé, tout en écoutant son camarade, repentait souvent : diavolo ! viene ! Un grand ouvrier à longue barbe réveilla d’autres ouvriers qui dormaient sur le poêle et sur les bancs ; tous se signèrent et, s’étant levés et chaussés, ils sortirent. Les Italiens s’en allèrent aussi. Un air froid pénétra dans l’isba ; on entendit grincer les traîneaux qui avaient passé la nuit et s’éloignaient.
— On force les gens à tout apporter à ces damnés, dit tout bas, comme se parlant à lui-même, le paysan couché près d’Aurore.
— D’où apporte-t-on les vivres ?
— De Vilna.
— Où ?
— À la rencontre de leur armée... On dit, ajouta le paysan, en regardant tout autour de lui, qu’on a forcé la bête, que leur Bonaparte emporte à peine, ses talons, qu’il fuit dans ses terres...
— Il ne peut s’enfuir, on le guette, répondit Aurore.
— Il échappera, et pourtant ces Hérodes ont une terrible peur des cosaques et surtout des partisans, d’un nommé Seslavine et d’un certain Figuner... Si seulement Dieu nous les envoyait !
— Tu es donc pour les Russes, grand’père ?
— Eh ! mon jeune monsieur, nous sommes Russes d’origine, et orthodoxes.
Le paysan se tut. Un homme et une femme se levèrent en se signant, et remettant leur sac au dos quittèrent la chambre. Il ne resta dans l’isba qu’Aurore, le vieux meunier et un enfant endormi sur le poêle. Plus d’une heure se passa encore. Aurore ne dormait pas ; de noires pensées remplissaient son cœur de tristesse. Elle songeait à son premier échec dans le corps des partisans, quand elle s’était introduite dans Moscou avec Figuner, cachés tous deux sous des habits de moujiks. Son chef était plein d’espoir ; il croyait pouvoir pénétrer dans le Kremlin et assassiner l’empereur ; elle, Aurore, espérait obtenir une audience de Davout et, si Pérovsky était encore vivant, supplier le terrible maréchal de lui faire grâce, ou tout au moins de lui permettre, à elle, de partager sa captivité. Elle revoyait la nuit où ils étaient entrés dans la Ville avec leur charrette chargée de farine, qu’ils étaient censés vendre, et comment, en passant par le Guet-de-Crimée et la Prairie Orloff, ils s’étaient cachés jusqu’au matin ; le matin, le silence de mort qui régnait dans Moscou les avait frappés ; puis ils s’étaient dirigés vers le magasin des vivres, au Kremlin, et voilà ! comme ils traversaient le Pont-de-Pierre, une première détonation se fait entendre, une seconde, une troisième, de grosses colonnes de fumée s’élèvent au-dessus du Kremlin, des éclats volent, le sable et la poussière couvrent le pont ; le long des quais, quelques rares habitants, restés dans Moscou, courent effarés ; ils expliquent aux deux paysans que Napoléon vient de quitter la ville avec le gros de son armée et un immense convoi de prisonniers, et que le dernier détachement restant a reçu l’ordre de faire sauter le Kremlin.
Aurore visita à la Bronnaïa le terrain dévasté où l’élevait quelques jours auparavant la maison de sa grand’mère. Elle alla aussi au Couvent-des-Femmes, au Diévitchépolé : les nonnes lui montrèrent l’appartement occupé par Davout et, près des potagers, au Bord de la rivière, l’emplacement des exécutions. C’est là qu’Aurore, désespérée, jura de venger son fiancé en versant jusqu’à la dernière goutte de son sang, s’il le fallait, à la poursuite des monstres qui avaient ravi son bonheur. Elle quitta Figuner, se logea chez une bonne vieille qui avait été gouvernante dans la maison des Enfants-Trouvés, passa ainsi deux semaines à Moscou, cherchant encore Pérovsky parmi les malades, les blessés. Recherches vaines ! Alors elle entra dans le détachement de Figuner, qui harcelait les Français dans leur retraite, et ne le quitta plus.
« Il est peut-être vivant, se disait-elle parfois ; peut-être, au dernier moment, lui a-t-on fait grâce, et il se traîne sur les routes avec ces milliers de prisonniers qu’ils emmènent. Il a froid, il a faim, il manque de tout. » Et, depuis lors, chaque fois qu’elle apprenait qu’on avait fait des prisonniers aux Français, elle accourait dans l’espoir d’avoir des nouvelles. Personne ne put jamais lui en donner.
Exécutant les ordres de l’infatigable Figuner, qui ne dormait presque pas, elle se demandait parfois pourquoi elle restait là, pourquoi elle avait abandonné le toit maternel, sa grand’mère, sa sœur, oubliante qu’elle était femme et d’une santé peu forte. Toute la journée elle était à cheval et, le lendemain, elle passait toute une nuit, grelottante, à l’affût dans un marais. Puis, le passage à gué des cours d’eau, des rivières, l’attente près d’un feu qui s’éteignait pendant la tourmente et le chasse-neige, les nuits passées sans sommeil dans une grange, dans une hutte à demi brûlée et sans toit ; et, pourtant, toujours la même pensée la soutenait : venger celui qu’elle avait aimé ! Cachée à tous les yeux, elle sortait parfois de son sein la miniature sur ivoire que Pérovsky lui avait donnée, la couvrant de baisers et de larmes, la contemplant longuement en lui disant tout bas : « Cher bien-aimé, où es-tu ? vois, c’est ton Aurore qui t’aime ! »
Et la vue du petit portrait lui faisait comprendre pourquoi elle était sur les routes couvertes de neige ou dans les forêts de la Lithuanie, plutôt que chez sa grand’mère à Panshino, pourquoi elle portait un grossier « tchekmène » de cosaque ou un touloupe de peau de mouton, au lieu d’une coquette robe de soie, ornée de rubans et de dentelles.
Lasse de tant de pensées, elle se remit à sommeiller sur Je poêle, quand tout à coup il lui sembla qu’on l’appelait. Elle leva la tête et écouta.
— C’est moi, dit la voix du paysan à son chevet.
Il faisait presque clair dans l’isba. Aurore vit qu’elle était seule dans la chambre, avec l’enfant endormi et le Blanc-Russien qui la regardait d’un bon regard.
— Écoute ce que je te dirai, mon jeune barine, fit-il en s’appuyant sur le coude.
Aurore s’assit pour le mieux entendre.
— Réponds à la question que je vais te faire : est-ce un péché de tuer ?
— Tuer qui ?
— Un homme, car si même c’est un ennemi, il a une âme.
— En temps de guerre et dans la bataille, il n’y a pas de péché à tuer un ennemi (elle se souvenait de l’office à Tchapligino et de l’appel du saint-synode). Il faut défendre son pays, sa religion, son honneur.
— Mais il arrive aussi qu’on tue hors de bataille, continua le moujik en soupirant.
— Comment cela ? demanda Aurore.
— Voici comment on tue. Nous sommes meuniers de tout temps ; nous sommes venus de Sébège ; la terre, là, est bien maigre ; nous vivotions tranquillement, quand sont arrivés ces Hérodes qui ont tout pris, le blé, la farine, les volailles, chez les autres comme chez nous, ne nous laissant que ce que nous avions sur le corps ; pourtant, ils n’ont pas touché à la filasse, ils n’en avaient pas besoin, on ne peut pas la manger. Quelle existence nous avons menée depuis l’Assomption, c’est à ne pas dire. Enfin, nous commencions à souffler un peu, quand, après les saints Cosme et Damien, ils recommencèrent leurs passages par ici : c’est depuis qu’ils ont quitté Moscou. Il y a encore un autre meunier, outre moi, Petra, un compère à moi ; il s’est procuré par le moyen d’un de ses voisins, un Juif, une chèvre laitière pour ses enfants. Dernièrement, il se rend à la ville chez son compère, pour y acheter de la farine ; en rentrant, il trouve son isba remplie de convives... Des Français sont autour de la table couverte de pots, le poêle est allumé, on mange, on boit ; sa femme, qui a perdu la tête, les sert. « Eh bien, se dit Petra, ils auront tué la chèvre. » En le voyant, les soldats rient et veulent le régaler. Lui, il voit qu’ils sont tous ivres... Que faire ? il n’avait point d’armes.
Aurore, à ces mots, s’assura que son pistolet était sous son beshmett.
— Le meunier sort de la chambre, il fait signe à sa femme de le suivre. — « Et notre chèvre ? » Elle fond en larmes sans répondre. « — Et les enfants ? » demande-t-il en sanglotant aussi. Elle montre la filasse dans le réduit : elle les avait cachés là. Il tire les enfants du réduit, les met avec sa femme dans le traîneau, lui ordonne d’aller tout de suite chez le compère, appuie une grosse poutre contre la porte, met le feu à l’isba à trois endroits, et va devant la fenêtre armé d’un gros bâton. La petite maison prend feu ; les Français crient et se jettent contre la porte, qui ne cède pas ; ils passent par la fenêtre : dès qu’une tête paraît, Petra donne un grand coup ; puis un terrible craquement se fait entendre, une colonne de feu monte... Était-ce un péché, dis-moi ? Sera-t-il puni dans l’autre monde ?
— Dieu lui pardonnera, grand’père ! dit Aurore, et le silence régna de nouveau dans la chambre. Le cri-cri même interrompit sa chanson. On n’entendait plus les chiens aboyer dans la cour, ni le frôlement des blattes sur le mur. Aurore se recoucha et ferma les yeux, tout en se demandant si Mosséévitch ne l’appellerait pas bientôt.
— Mon jeune barine ! mon jeune barine ! écoute ce que je te dirai.
— Parle, grand’père.
— Si Dieu pardonne à ceux qui tuent leurs oppresseurs, pardonnera-t-il à qui a tué celui qui ne lui faisait point de mal ?
Aurore se taisait.
— Écoute, dit le paysan en soupirant. À moi aussi il est arrivé quelque chose... En venant ici, j’ai rencontré un de leurs damnés soldats ; il était en retard parce qu’il boitait ; nous avons fait un bout de route ensemble ; il bredouillait dans son jargon en me montrant sa bouche : c’est sans doute qu’il avait faim. Il avait un sabre au côté et un mousquet en main. Je me demandais en moi-même : « Combien d’âmes as-tu expédiées, fils de chien ? »
Le paysan se tut, puis reprit bientôt : — Nous nous sommes assis, je lui ai donné une croûte, je le regardais manger ; et voilà que je lui arrache son mousquet comme pour rire ; il perd contenance et fait semblant de rire aussi pour m’apitoyer. « Eh ! bien, me suis-je dit, Dieu est ton juge, » et je lui montre comme ça, de la main, le champ, comme si quelqu’un venait. Il se retourne et, Dieu de bonté, je lui tire un coup dans le dos... Est-ce un péché ?
Aurore ne parlait toujours pas : elle pensait à Moscou brûlé, à la place des exécutions... « Que me veut-il ? se demandait-elle. N’est-ce pas égal, à présent que tout a péri, que tout a fini, qu’ils périssent aussi ? » La chambre s’éclairait de plus en plus ; on voyait passer les gens devant les fenêtres, on entendait des bruits de voix.
— Et moi, mon jeune barine, recommença encore une fois le paysan, je viens à Oshmiany... Et comme Aurore ne répondait pas, il continua : — On dit que le général Platoff arrive ici avec ses cosaques... et moi...
La porte s’ouvrit à ce moment, Mosséévitch entra. Voyant le moujik, il s’arrêta.
— N’aie pas peur, dit Aurore descendant du poêle, c’est un des nôtres. Eh bien, quoi de nouveau ?
— Partons ! ils attendent leur Bonaparte.
— Où cela ?
— Ici.
— Et comment le sais-tu ?
— Ils répètent toujours « empereur, » en montrant la route.
— Sors le traîneau : nous aurons encore le temps de rejoindre les nôtres.
Le cosaque alla chercher le cheval ; Aurore le suivit dans la cour ; un jour pâle se levait, mais la rue était déjà pleine de monde. Chacun avait l’air troublé, car Napoléon était en retard de plus de trois heures.
Le maire et d’autres fonctionnaires nommés par les Français, attendaient, à l’entrée de la ville, les yeux fixés sur la route, tout en échangeant quelques mots. Les Juifs, le peuple, les enfants, se pressaient derrière eux, grimpant sur les toits, sur les haies, pour mieux voir l’escorte, rangée en ordre de bataille.
— Il n’y a plus de doute, se dit Aurore, on attend Napoléon : les nôtres le traquent...
Et elle pensa au Napoléon du tableau, visant le cerf. En se rapprochant de l’escorte, elle reconnut à la voix, en avant des autres et monté sur un cheval blanc, le major que la veille au soir on avait appelé Lapie, et qui, d’après ce qu’elle avait entendu, était tout prêt à attenter aux jours de l’empereur. Il regardait d’un air sombre là où chacun regardait. Il parut à Aurore que, dans ce regard, étincelaient la haine et la méchanceté.
— C’est donc le duc de Vicence et non pas l’empereur ? lui demanda un officier, son voisin.
— Patience ! c’est peut-être bien lui, répondit Lapie d’un ton sec.
« Oh ! si c’était Napoléon ! se disait Aurore, et que cet officier n’eût pas peur, et qu’il se jetât sur le scélérat qu’on attend, tous les malheurs finiraient, le monde serait délivré... »
Mosséévitch prévint, par signes, son compagnon qu’il ne pouvait sortir de la cour de l’auberge à cause de la foule qui l’entourait, et Aurore, en s’avançant, vit deux tchétverkas[25], tenus en main par des postillons ornés de rubans et de plumes.
— Ce n’est pas l’empereur ! dit une voix à côté d’Aurore, c’est Caulaincourt qui se dirige sur Paris, en courrier. Je viens de l’apprendre ; c’était bien la peine de nous faire geler ici !
Tout d’un coup, la foule s’agita, se porta en avant. Aurore cherchait des yeux Mosséévitch qu’elle ne voyait plus, et, tout en se disant : « Où donc est-il ? il faut prévenir les nôtres, » elle regarda le long de la route, sur la plaine de neige légèrement rosée par le soleil du matin, et distingua deux points noirs qui se rapprochaient, précédés d’un cavalier. Ils arrivaient très vite, et bientôt on distingua un vozok à glaces rondes, qui plongeait dans les profondes ornières du chemin, et une kibitka qui suivait, les postillons, penchés sur le cou de leurs chevaux harassés et couverts d’écume, les pressant à grands coups de fouet, puis on entendit le cor du cavalier. Mille pensées diverses traversèrent à la fois le cerveau de la jeune fille. Elle se souvint du staroste Klimm et des Français jetés dans le puits et couverts de terre, de la confession que venait de lui faire le Blanc-Russien qui avait tué par derrière un soldat affamé, de l’isba incendiée par son compère Petra. Il lui parut qu’elle aussi devait accomplir son œuvre, quelle y était contrainte tout de suite. Mais quelle œuvre ? Elle ne pouvait s’en rendre compte. « Scélérat ! scélérat ! répétait-elle mentalement, tu as foulé aux pieds ce que nous avions de plus saint et de plus cher ! Tu en répondras... » Et tout en ressentant, malgré elle, la solennité de ce moment, elle remarquait que la foule qui, naguère, recevait Napoléon avec des cris d’enthousiasme, le regardait maintenant en silence, d’un air inquiet et troublé.
Elle vit aussi avec stupéfaction que le beau major, qui était tout à l’heure menaçant et sombre, saluait maintenant de son épée le vozok qui s’arrêtait. Son visage exprimait le dévouement le plus respectueux.
« Il a eu peur, » pensa Aurore avec un amer sourire.
Elle distingua dans la foule le bon visage triste du paysan qui lui disait tantôt : « Mon jeune barine, écoute ce que je vais te dire. »
Le traîneau s’arrêta devant l’auberge, tout contre les chevaux frais qui attendaient. « Qui est là-dedans ? se demandait Aurore tremblante, le duc de Vicence ou l’empereur lui-même ? » Et son regard plongeait dans la voiture. À cet instant, elle vit se dessiner derrière les glaces du vozok le visage olivâtre, les yeux mécontents de l’empereur, qu’elle reconnut aussitôt.
« Ah ! le voilà donc, ce César plébéien, « ce soldat couronné, » se dit-elle en regardant le gros maire, l’écharpe passée sur l’épaule, le regard effaré, debout devant la portière et débitant avec force saluts quelque chose de suppliant et de piteux, dans un français non moins lamentable. La foule, derrière lui, s’était mise à genoux. Les postillons se hâtaient, autant que le permettaient leurs mains gelées, de dételer les chevaux. La nouvelle escorte, le major Lapie en tête, se rangeait bravement, en avant et en arrière des deux voitures.
— Eh ! pourquoi ne partons-nous pas ? demanda Napoléon à haute voix, mettant la tête à la portière et sans se soucier le moins du monde du maire et de son discours. La population gardait le même silence morne, les officiers s’agitaient, les postillons se mettaient en selle.
Aurore, à ce moment, se souvint de son enfance, de l’oncle Pierre, du chien poursuivi par les cris : enragé ! enragé ! « Voilà l’issue ! voilà ce qu’il me faut ! se dit-elle avec une résolution subite. Peut-on ne pas se jeter en avant pour abattre le monstre ? Vassili, que Dieu te garde ! et moi... » Elle se signa, passa la main sous son « beshmett, » s’avança derrière ceux qui se pressaient vers la voiture et, tirant rapidement son pistolet, l’arma. Le maire criait vivat ! La foule cria aussi et se porta en avant. Aurore fit feu, un nuage de fumée l’enveloppa ; avec un insurmontable besoin de voir si le coup avait porté, elle s’élança... Mais l’escorte, sur l’ordre du major, fit demi-tour, les canons des carabines abaissés vers la foule, dans la direction d’où le coup était parti. Plusieurs coups de feu retentirent ; plusieurs personnes tombèrent, et dans le nombre un pâle et maigre jeune homme en « beshmett, » celui-là même qui avait tiré sur l’empereur. Il tomba les bras en avant, la face contre terre et ne bougea plus. La foule se dispersa, épouvantée à la vue du cadavre, les uns s’enfermant dans les maisons, les autres quittant la ville en toute hâte. Le sous-officier Mosséévitch gagna les champs, où il attendit son compagnon. Ne le voyant pas revenir, il pensa qu’il avait été fait prisonnier et se réfugia dans les bois.
L’escorte, qui venait d’être remplacée, cerna l’auberge et la rue ; on arrêta quelques hommes, l’aubergiste entr’autres ; on leur fit subir un interrogatoire. Les cadavres furent apportés sous l’auvent. Le meunier avait aussi été tué ; à demi tournés vers Aurore, ses yeux ouverts semblaient dire :
— Mon jeune barine, écoute ce que...
Mosséévitch atteignit la forêt où Seslavine venait d’arriver avec sa troupe. Les deux partisans cernèrent la petite ville et s’en rendirent facilement maîtres. L’escorte fut faite prisonnière, et Figuner, en apprenant la mort de Kramm, jurant, maudissant le sort, se mordant les mains, décida aussitôt de faire passer tous ces pauvres soldats italiens par les armes. Seslavine s’y opposa, lui prouvant qu’on aurait un bien plus grand avantage à les garder prisonniers, pour apprendre d’eux quelque chose sur les intentions de l’ennemi.
— C’est ça ! Arrange toi avec eux, répondit Figuner, jusqu’à ce que d’autres tombent sur toi... Oh ! ces idéologues, ces délicats !...
— Idéologues ! En quoi ? demanda Seslavine avec emportement. Mais il vous faut toujours du sang !
— Et vous ! vous devriez rentrer dans votre cabinet et y compiler un code de lois débonnaires, jusqu’à ce que toutes ces paperasses soient jetées au feu par le premier scélérat un peu avisé.
Seslavine allait répliquer, mais Figuner, furieux, ordonna à ses hommes de se mettre en selle, sauta sur son cheval et partit à fond de train pour aller couper la route de Vilna.
Seslavine rendit la liberté à l’aubergiste, fit appeler l’adjoint du maire et, pendant que ses hommes débridaient leurs chevaux et se restauraient eux-mêmes, il fit enterrer les morts.
— As-tu entendu ? demanda un capitaine de hussards à l’aide de camp de Seslavine en sortant de l’auberge où mangeaient les officiers.
— Entendu quoi ?
— Le jeune enseigne, l’ordonnance de Figuner, Kramm enfin... C’était une femme !
— Est-ce bien possible ?
— C’est comme cela. On l’a dit à Sintianine d’abord, qui l’a aussitôt répété à Alexandre Nikititch.
L’aide de camp de Seslavine n’était autre que Kvashnine qui, depuis Krasnoë, était entré dans le corps des volontaires. Il fut frappé de ces paroles.
« Kramm ! Kramaline ! mais c’est clair comme le jour se dit-il. Comment ne l’ai-je pas deviné plus tôt ? »
Il se souvint de la promesse qu’il avait faite à Pérovsky, le jour de l’entrée des Français à Moscou, d’aller à la recherche de la maison de sa fiancée et comment, la maison une fois trouvée, le portier lui avait remis le billet de la jeune fille que, depuis, il portait toujours sur lui, afin de pouvoir, à la première rencontre, le remettre à Vassili. Douloureusement ému, il courut à l’isba où l’on avait déposé les morts, en attendant l’inhumation.
— Oui, messieurs, c’est une femme et de plus, une héroïne, disait Seslavine debout devant le corps d’Aurore. Aujourd’hui qu’elle n’est plus, il n’y a plus à en faire mystère. Sa vie, un roman, sera connue un jour. On a trouvé sur elle ce médaillon, un portrait, apparemment celui de son bien-aimé...
Les officiers regardèrent la miniature.
— Mon Dieu ! s’écria Kvashnine, c’est Vassili Pérovsky !
— Qui, Vassili Pérovsky ? demanda Seslavine.
— Celui qui comme moi, au début de la guerre, a été aide de camp de Miloradovitch. Nous l’avons suivi ensemble de Borodino à Moscou. Il m’avait parlé de son amour.
— Où est-il ?
— Il a dû être arrêté comme moi, mais vit-il encore ? je n’en sais rien.
— Comment ! vous le connaissiez, dit Seslavine. Prenez ce médaillon, gardez-le et, si Pérovsky est vivant, et que vous le rencontriez un jour... Et maintenant, messieurs, à cheval, partons !
Les volontaires de Seslavine prirent aussi la route de Vilna. Avant de partir, Kvashnine coupa une mèche des cheveux d’Aurore et les enferma dans le médaillon, qu’il cacha sous la doublure de son uniforme.
« Quelle rencontre ! se disait-il en suivant sous bois le détachement, et où la mort est-elle venue la prendre !... Pérovsky aurait-il jamais pu croire que sa fiancée, cette élégante de la société moscovite, qui dansait encore au printemps, aimée des siens, admirée de tous, viendrait finir ainsi dans une auberge de Lithuanie ? Personne ne l’y connaît, personne ne la pleurera, pas une main amie ne jettera sur sa tombe inconnue une poignée de terre gelée... »
Et des larmes involontaires tombaient de ses yeux. Les cavaliers le suivaient en silence. Les sapins couverts de neige, aux grands bras étendus, lui semblaient des fantômes, et le détachement des volontaires, avec les corneilles croassant au-dessus ça et là, un interminable convoi funèbre.
Napoléon traversa Vilna le 24 novembre, jour de sainte Catherine. Le surlendemain, jour de saint George, il franchissait la frontière, dans ce même vozok contre lequel on avait si maladroitement tiré sur lui à Oshmiany.
Cahoté sur cette route détestable, Napoléon pensait avec amertume à la proclamation pompeuse qu’il avait lancée quelques mois auparavant, en entrant dans ce pays qu’il connaissait alors si peu. « Mes peuples, mes alliés, mes amis, disait-il alors, la Russie est entraînée par le destin. Les descendants de Gengis-Khan nous provoquent. Tant mieux ! ne sommes-nous pas les guerriers d’Austerlitz ? En avant ! montrons la force de la France ! Passons le Niémen, portons les armes au cœur de la Russie ! Repoussons cette horde sauvage dans l’Asie, son ancienne patrie ! »
Repassant dans son esprit ces paroles hautaines, Napoléon silencieux haussait les épaules et fronçait les sourcils. Le spectacle de Moscou en flammes hantait son souvenir ; l’opprobre de sa fuite précipitée le poursuivait.
« Cette ville sauvage se souviendra de moi sous ses cendres, » se disait-il. Il cherchait à se persuader, et à persuader les autres, qu’il avait brûlé Moscou.
Le traîneau suivait sa route dans les marécages. Les mottes de terre, durcies par la gelée, imprimaient de telles secousses au véhicule que l’empereur fut jeté une fois contre la portière, qui s’ouvrit d’elle-même. Il eût été précipité dehors, s’il ne se fût cramponné à Caulaincourt. « Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas, » dit-il avec un sourire amer, paroles répétées à Varsovie et désormais historiques.
— Savez-vous ce que nous sommes aujourd’hui, Caulaincourt ?
— Sire, vous êtes toujours le même, et moi votre fidèle serviteur, se hâta de répondre le duc de Vicence.
— Non, mon ami, dit Bonaparte ; nous ne sommes en ce moment que de piteux joueurs mis à la porte par la fortune, des aventuriers décavés jusqu’à nouvelle chance.
Pendant ce temps, les débris de ces fameuses légions, naguère encore si menaçantes, mourant de faim, de froid, ne pouvant rejoindre leur empereur en fuite, cherchaient, elles aussi, à gagner la frontière. Les escadrons volants de volontaires les harcelaient sans relâche, les exterminaient sans pitié, en jubilant de leur malheur.
Dans les villes limitrophes, où les régiments et les batteries russes entraient sur les talons des Français, les fêtes se succédaient sans interruption, les soldats chantaient en chœur : « Que le tonnerre de la gloire résonne ! » Et les Juifs qui, la veille, juraient aux Français que les vivres étaient absolument épuisés, fournissaient aujourd’hui aux vainqueurs tout ce qu’ils demandaient. Dans les hôtels, les cafés, les restaurants et même les auberges, paraissaient, comme sortant de terre, non seulement les victuailles ordinaires, mais les raffinements de la table, les vins fins et tout le reste. Les bouchons du vin de Champagne, de la meilleure marque, venu on ne sait d’où, sautaient joyeusement ; le Schipounetz et le Tsemlianskoé du Don, les « champagnes russes, » coulaient à flots.
Les officiers poètes, en souvenir des festins de Pétersbourg, au restaurant de Tardif, improvisaient des couplets satiriques qui se chantaient partout :
Que Tardif ajoute, — dans sa compote aux prunes, du vin de Madère...
— Que Bonaparte, avec son jeu de cartes, — fasse seul sa patience..
Et les soldats, de leur côté, ne restaient pas en arrière :
Il a couru toutes les forges, — Et revient sans avoir été ferré...
chantaient les cuirassiers. Et les cymbales et les tambours résonnaient. À la frontière, toute l’armée chantait une seule et même chanson :
De l’autre côté des monts et des vaux,
Bonaparte, avec ses danseuses,
Voulut traiter d’égal,... etc.
Cependant Moscou brûlé commençait à sortir de ses cendres... Le premier son de cloches, après un silence de cinq semaines, tinta au-dessus de l’église Pierre-et-Paul... Le son, d’abord timide, puis solennel et retentissant, fut entendu de partout, et, au près et au loin, toutes les cloches qui avaient échappé au désastre y joignirent bientôt leurs voix. Quand le révérend archevêque Augustin, entrant dans la cathédrale de l’Archange, purifiée et sanctifiée après les sacrilèges de l’ennemi, s’écria : Khristos voskressé ! le peuple, rempli d’une émotion joyeuse, entonna avec le chœur : Khristos voskressé ! Christ est ressuscité ! La nouvelle de la délivrance se répandit dans le pays comme une traînée de poudre, et la ville fut aussitôt envahie par une nuée d’ouvriers de toute espèce, charpentiers, maçons, menuisiers, suivis bientôt des petits commerçants, puis des grands. On apprit, d’après les rapports de la police, que 8000 maisons avaient été incendiées : on évaluait à 30.000 le nombre des constructions de toute sorte atteintes par le feu. Un millier de maisons seulement avaient été épargnées.
La princesse Schéleshpansky passa l’hiver à Panshino avec son arrière-petit-fils. Xénia et son mari étaient partis pour Moscou, chargés par elle de faire rebâtir sa maison sur l’emplacement vide des Étangs-des-Patriarches. À la fin de décembre, ils s’installèrent comme ils purent chez des amis dont la maison avait été épargnée. Ilia eut bientôt trouvé des entrepreneurs, et quoique le rouble fût tombé à un cours dérisoire, il fit commencer la construction.
Son service au Sénat n’avait pas encore été réorganisé. Les employés mettaient en ordre les dossiers et les archives qui avaient échappé à l’incendie. Les Moskovshïa viedomosty, le principal journal de Moscou, recommencèrent à paraître régulièrement. Le comte Rostopchine rentra lui aussi, ainsi que le journaliste patriote, Serge Glinka ; puis arrivèrent les viveurs, les joueurs, les piliers de clubs, les chevaliers d’industrie, les escrocs et les bohémiennes.
Les lettres que Trapinine adressait, au sujet d’Aurore, à ses connaissances, servant dans l’armée ou dans l’état-major de Koutouzoff, demeuraient sans réponse, car les troupes russes avaient passé la frontière et étaient en Allemagne.
L’empereur Alexandre rentra à Vilna six mois, jour pour jour, après en être parti, avant l’occupation des Français.
Rostopchine, à son retour, put enfin tranquilliser Ilia au sujet de Pérovsky, dont on ne savait rien depuis si longtemps. Il lui apprit que le ministre de l’instruction était en correspondance avec Talleyrand et espérait connaître sous peu le sort du prisonnier, aide de camp de Miloradovitch, Vassili Pérovsky.
Rostopchine entreprit alors d’écrire un mémoire intitulé : La vérité sur l’incendie de Moscou, titre que plusieurs transformèrent en celui de : La non-vérité, etc.
Au commencement du printemps de 1813, Trapinine reçut d’un de ses amis de Smolensk une lettre, dans laquelle celui-ci lui apprenait qu’ayant été récemment à Roslavl, on l’avait informé qu’un certain Charles Vaugueuse, arraché par Mme Mikèshine à un bûcher allumé par les partisans, où il allait être brûlé, et qui demeurait dans la propriété de sa libératrice, n’était autre que l’individu connu dans tout Moscou sous le nom de l’émigré Gérambeau. Celui-ci, autrefois, avait un peu appris à peindre en Italie : pour témoigner sa reconnaissance à Mme Mikèshine, malgré ses pieds gelés et l’étisie qui le minait, il avait fait le portrait de son mari, qui avait réussi à s’évader de Smolensk avant la seconde entrée de Napoléon dans cette ville. Gérambeau prétendait avoir vu Pérovsky dans Moscou le jour où les Français étaient arrivés, mais ne pouvait en dire davantage.
En trois mois, Trapinine avait réussi à faire construire une nouvelle maison, gracieuse mais en bois, sur les fondations de l’ancienne : il s’agissait maintenant d’élever des dépendances provisoires. Il s’en allait tous les jours aux Étangs, par les routes frayées dans la neige, à travers les cours en ruine de la Bronnaïa et des rues voisines, cherchant à se représenter les édifices qui s’y trouvaient si récemment encore, et qui avaient disparu sans laisser de trace. Les traîneaux de louage glissaient, le soir, là où six mois auparavant s’élevaient de chaudes maisons confortables, où, dans les salons, tourbillonnait la danse aux sons d’une musique entraînante, où tout était insouciance et gaieté.
Là maintenant, sur ces terrains déserts, couverts de neige, on n’entendait que les gardiens de nuit, frappant de temps à autre sur leurs planchettes pour avertir de leur présence, et les longs aboiements des chiens errants.
Le nid, vieux de sept cents ans, rassemblait petit à petit ses oiseaux envolés.
Les élégantes reparurent avec leur luxe ; les hommes fréquentèrent de nouveau les clubs et les bohémiennes. On se remit à faire la cour et à se marier. Le règne des médecins, des sages-femmes, des marchands de modes et des bijoutiers recommença.
L’an 1814 venait de s’ouvrir. Vassili Pérovsky était toujours captif. D’Allemagne il avait été conduit en France. Là, les prisonniers avaient toujours été étroitement surveillés, mais lorsqu’on apprit que les alliés de l’empereur Alexandre se joignaient à l’armée russe, qui entrait en France aux cris de : « À Paris ! à Paris ! » on fît subir maintes privations aux malheureux détenus et, pour prévenir tout rapport entre eux, on les transférait rapidement d’une ville à l’autre.
Au commencement de février, on conduisit d’Orléans à Tours le détachement de prisonniers auquel Vassili appartenait.
La colonne suivait les bords de la Loire par un temps doux et tiède, sous un ciel bleu et comme en fête. En arrivant à Beaugency, on apprit que les Russes étaient en vue d’Orléans, où ils comptaient entrer le lendemain. Pérovsky se sentit vivement troublé. On emmenait les prisonniers en toute hâte. À la sortie de la ville, il fit part de son plan d’évasion au capitaine Somoff, brave homme maladif qui se désolait sans trêve d’être séparé depuis bientôt deux ans de sa femme et de ses enfants. Après de longues discussions, ils se décidèrent à attendre l’heure de la couchée et à profiter des ombres de la nuit pour s’enfuir en courant sur Orléans. À peine partis, ils rencontrèrent un pâtre auquel ils persuadèrent qu’ils appartenaient à un corps de recrues nouvellement formé, qu’ils étaient restés en arrière de leur compagnie, stationnée à Orléans, où ils le supplièrent de les conduire par les chemins les plus courts. Tout le monde, à ce moment, plaignait les conscrits de Napoléon. « Retardataires ou déserteurs, comment ne pas leur venir en aide ? » se disait le jeune homme, en cheminant avec eux à travers les bois et les vignes. Le lendemain, à l’aube, les fuyards affamés et fatigués arrivèrent dans le voisinage d’Orléans, qu’ils entrevoyaient déjà, dans la buée du matin, avec son pont de pierre enjambant la Loire, et les réverbères des quais encore allumés. Leurs cœurs se remplirent d’une joie folle. « — Et plus loin, vous voyez, là-bas, disait le guide en étendant la main, ce sont les bivouacs russes... Prenez garde ! » Et il les quitta.
Ils avaient à peine fait quelques pas qu’un poste français les aperçut. Ils se jetèrent à l’eau, traversèrent la rivière et disparurent dans le bois. Les vedettes, par acquit de conscience, leur envoyèrent, dans le demi-jour, quelques coups de fusil.
L’empereur Alexandre, avec ses alliés, entra enfin dans Paris qui venait de capituler. La visite de Napoléon à Moscou lui fut rendue par le tsar à Paris, dans la capitale de la France, où il fit son entrée le 19 mars, monté sur un cheval gris nommé Éclipse, qui lui avait été offert par Caulaincourt, lors de son dernier séjour à Saint-Pétersbourg comme ambassadeur.
Mais, au rebours de Bonaparte, Alexandre apportait la paix avec lui. Les Français ravis jetaient des roses blanches et des lis sur les pas du tsar qui suivait les boulevards, accompagné du roi de Prusse et d’une escorte somptueuse, composée d’un millier d’officiers de toutes armes et de toutes nationalités. Les spectateurs agitaient leurs mouchoirs en criant : « Vive Alexandre ! vive les Russes ! »
« Sont-ce là les sauvages descendants de Gengis-Khan, dont on nous racontait de si épouvantables choses ? se demandaient les Parisiens étonnés en admirant les beaux régiments russes. Non, ce ne sont pas des Tartares, mais nos sauveurs... Vivent les Russes ! vive Alexandre ! à bas le tyran ! »
Cependant, les Russes menaient joyeuse vie à Paris. Les officiers couraient les théâtres, les cafés, les clubs, les soirées dansantes. Devant l’hôtel de Talleyrand, où logeait l’empereur Alexandre, la foule stationnait chaque jour, attendant, pour l’acclamer sans fin, les sorties et les rentrées du souverain, tandis qu’on entendait les appels des soldats russes et prussiens le Kto idientt et le Wer da ?
Les Français s’étonnaient du désintéressement des vainqueurs. À l’Opéra, on montait une allégorie, le triomphe de Trajan ; à chaque pas, on faisait des ovations au gouverneur russe de Paris, le général Sacken. Le sénat se faisait gloire de prononcer la déchéance de Napoléon, et d’exiler sa famille. Tout ce qui était russe était à la mode.
Après avoir dîné dans un petit restaurant de la rue Saint-Honoré, quelques officiers russes s’étaient attardés à causer. Tous étaient enchantés du menu, des vins exquis, et de leur propre bonne humeur. Chacun racontait les épreuves de la guerre, les combats en Allemagne et en France ; on se réjouissait de voir la paix proclamée. Les officiers régalaient un camarade, un homme entre deux âges, maigre, le visage hâlé, les cheveux noirs : il portait l’habit cosaque, la « nagaïka, » une casquette de hussard et tenait sa pipe d’écume de mer à la main.
Ces officiers n’étaient pas gris, mais gais et heureux de vivre. Un d’entre eux, le plus jovial, grand gesticulateur, était en uniforme d’aide de camp ; on parlait amour, on parlait femmes ; il se mit à exposer ses idées, cherchant à prouver que l’amour est le seul bonheur vrai et durable au monde.
— Savez-vous, Kvashnine, lui dit l’officier à la « nagaïka », que vous êtes charmant ? Voilà longtemps que je vous écoute, mais pardonnez-moi de vous dire que vous vous emballez, car je ne crois pas qu’il y ait rien dans ce monde de durable et de sûr.
— Comment cela ? demanda Kvashnine étonné, grisé qu’il était de ses propres discours. Vous êtes un officier hors ligne, d’une bravoure sans pareille, — qui ne connaît aujourd’hui le partisan Seslavine ? — mais vous ne voyez que le côté sombre de la vie, et, quant aux femmes, excusez-moi, mais vous ne les connaissez pas du tout !
Seslavine sourit et reprit :
— Tout, dans ce bas-monde, n’est que songe et mensonge, tout se résume en un seul mot : néant ! Je ne suis pas seul de cet avis.
« Hum ! pensa Kvashnine, ton ami Figuner n’a pas réussi à tuer Napoléon, et toi-même tu n’as pu le capturer : c’est ce qui te fâche et te rend hypocondre. »
— Permettez pourtant, reprit-il en remplissant le verre de Seslavine : le héros sorti de la révolution de France, le plus grand génie militaire de notre temps, tout malheureux et vaincu qu’il est aujourd’hui, est-il, lui aussi, un songe, une illusion ? C’est pourtant lui qui est la cause de la bataille de Borodino, ce combat de géants qui a fait arriver à Paris, dans la capitale du monde, les Russes du Don, de l’Oka, de la Néva...
— Jeune homme, dit Seslavine, vous parlez de la révolution française... Savez-vous bien ce que c’est ?
Ce disant, Seslavine, comme s’il eût changé d’idées, bourrait silencieusement sa vieille pipe, tandis que les officiers se pressaient autour de lui, disant avec insistance : « Parlez ! parlez ! »
— Je n’ai jamais rien autant détesté au monde, dit enfin le partisan, que ceux qui ont spéculé sur le bien-être de l’humanité, et les plus grands spéculateurs, en ce genre, ce sont les Français. Voyons, Kvashnine, ne bondissez pas ! Je ne rougis pas de mon opinion, qui était aussi celle du défunt Figuner, sur lequel on a fait courir, comme du reste sur moi, tant d’histoires.
— Mon Dieu ! dit Kvashnine, je n’ai jamais entendu parler en mal ni de lui ni de vous.
— Voyons, continua Seslavine en tirant une bouffée de sa pipe, analysons un peu ces Français. Aujourd’hui, ils font du sentiment, hier ils étaient aussi sanguinaires que des tigres. Ces héros tant prônés par la révolution, le madrigal à la bouche, une badine à la main, une fleur de muguet à la boutonnière, invitaient, il n’y a pas si longtemps, leurs concitoyens, et après eux tout l’univers, c’est-à-dire vous et moi, Kvashnine, à paître des brebis dans la nouvelle Arcadie, et par quoi ont-ils fini ? par Marat et Robespierre, par la guillotine, par le supplice de leur roi et le couronnement d’un soldat habile mais sans grandeur, qui n’est pas même français, un Corse, mais qui a su les prendre et les comprendre.
— Alors, selon vous, où se trouve le bonheur sur la terre ? demanda un colonel âgé et de haute taille, Sintianine. Ses camarades disaient de lui que la guerre lui avait révélé sa vocation, qui était d’être poète : comme le partisan Davidoff, il s’était mis à faire des vers.
— Le vrai bonheur est dans l’amour, s’écria pour la seconde fois Kvashnine ; qu’y a-t-il de plus beau qu’une passion sincère et pure ?
— Le bonheur n’existe pas, répéta Seslavine. Demandez-moi plutôt quelles sont les plus grandes souffrances de la vie ?
— Parlez ! nous vous écoutons.
— Je m’expliquerai par un exemple. Le comte Rostopchine connaissait, dans sa jeunesse, une dame de Moscou qui doit être vieille aujourd’hui, peut-être défunte. Il disait que Dante avait oublié dans son Enfer un cercle important, celui des vieilles pécheresses qui se tourmentent d’avoir laissé échapper, par négligence ou par peur, l’occasion de pécher impunément.
Un éclat de rire couvrit les paroles du narrateur.
— Ne riez pas ! messieurs ; les souffrances cachées sont compréhensibles pour celui qui a été particulièrement éprouvé par la destinée. Notre pauvre camarade Figuner en est un frappant exemple ; après s’être engagé à délivrer à lui seul l’Europe du monstre, après en avoir eu l’occasion et n’avoir pas su la saisir, il a fini par se noyer dans l’Elbe...
Seslavine se tut ; ses camarades imitèrent son silence.
— Pourrais-je savoir, Alexandre Nikititch, dit un peu plus tard Kvashnine en faisant signe aux autres, qui est la dame dont Rostopchine parlait ?
— Il y a longtemps de cela, répondit Seslavine. Je passais un congé à Moscou chez des parents ; Rostopchine venait les voir souvent. Je crois que cette dame n’est plus de ce monde, et personne ici ne doit la connaître : c’était la princesse Schéleshpansky.
— Comment, c’était elle ! s’écria Kvashnine. Mais c’est la grand’mère d’un officier de votre détachement, Mlle Kramaline. J’ai été dans leur maison, aux Étangs-des-Patriarches, le jour de l’entrée des Français à Moscou, vous savez ? lorsque j’ai failli être fait prisonnier. Vous avez sans doute entendu dire que Mlle Kramaline a tiré contre Napoléon à Oshmiany, et qu’elle a été tuée par les Français qui ont déchargé leurs armes sur la foule ?
Et à ceux qui ignoraient cet incident, Kvashnine narra les détails qu’il connaissait sur Aurore et Pérovsky.
— Pérovsky ? demanda à son tour le colonel Sintianine. Mais il est vivant !
— Vivant ! Vassili Pérovsky ? s’écria Kvashnine pâlissant.
— Oui ! j’ai vu aujourd’hui même Somoff ; lui et Pérovsky se sont évadés à Orléans ; tous deux sont arrivés hier à Paris, exténués, à moitié morts.
— Ne vous trompez-vous pas ? insista Kvashnine ne pouvant en croire ses oreilles.
— Nullement ! Vous savez où est le bivouac de mon régiment ; allez-y, demandez le capitaine Somoff, il vous conduira auprès de Pérovsky. C’est à lui et à moi que le Dr Mirtoff, la veille de Borodino, démontrait qu’il valait mieux mourir du coup dans la bataille ; que de traîner à l’hôpital.
— Et Mirtoff lui-même, demanda-t-on, vit-il encore ?
— Il vit, mais il a passé un an et demi dans les hôpitaux, à demi couché, suppliant qu’on lui coupât les jambes. Il guérit pourtant, et revint à son régiment, qu’il a rejoint sur le Rhin. Et il a de nouveau une tente, un lit de plume, une théière et du punch au service de tous. Mais c’est pénible de voir un si bel homme, un si bon vivant, marcher avec des béquilles...
Kvashnine, pleurant de joie, se jeta au cou de Sintianine, embrassa ses camarades ainsi que Seslavine, qui le regardait maintenant avec un bon sourire indulgent, puis il courut au bivouac de la garde, aux Champs-Élysées.
« Mon Dieu ! disait-il, je le reverrai donc enfin ! Mais comment lui annoncer la terrible nouvelle, comment lui dire ?... Voici deux ans que je porte sur ma poitrine les cheveux, le billet et le médaillon d’Aurore ! Pauvre Vassili ! Comme il a dû attendre longtemps la liberté et le retour au pays ! Il rêve de revoir sa fiancée... Faut-il lui révéler la terrible vérité, le tuer peut-être ? Oui, il doit la connaître ! il faut que le souvenir de la femme qui l’aimait, et qu’il aime, le suive à travers la vie comme une étoile conductrice... quoique inaccessible. »
Kvashnine, sur les indications de Somoff, se rendit dans une rue proche des Champs-Élysées, entra dans une cour ombragée par de grands marronniers, au fond de laquelle on avait logé, dans un pavillon, trois officiers russes malades : deux d’entre eux étaient sortis, lui dit le portier, mais le plus souffrant était là.
Kvashnine frappa timidement à une porte donnant sur le palier ; on lui répondit : « Entrez ! » et il se trouva dans une petite chambre confortablement meublée, doucement éclairée par les rayons du soleil couchant. Sur un lit d’une blancheur éblouissante, un jeune homme amaigri, pâle, à la barbe noire, était étendu, vêtu d’habits civils qui avaient été portés par d’autres que lui. Il lisait un journal ; en voyant entrer un étranger, il se leva lentement, comme saisi, et, dans son regard étonné, Kvashnine vit briller quelque chose qu’il avait déjà vu.
— Serait-ce Kvashnine ? dit l’inconnu, hésitant et craignant une méprise.
— Et vous ? seriez-vous Pérovsky, demanda le jeune homme se contenant à peine.
Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.
— Cher, cher ami ! répétait Kvashnine en avalant des larmes qui semblaient étonner Pérovsky, ah ! croyez bien que la vie est plus forte encore que nos plus grands chagrins...
Et il apprit à Pérovsky le tragique destin d’Aurore.
Quarante ans passèrent sur ces événements : on était en 1853.
Pour la troisième fois, depuis Pierre le Grand, une petite armée russe se dirigeait sur l’Asie centrale, et cette fois-ci la campagne devait être décisive.
En tête de la troupe marchait le gouverneur-général d’Orenbourg, comte Vassili Alexéevitch Pérovsky. En dépit de ses soixante ans, il avait l’air jeune encore, mais sa santé n’était plus bonne, il souffrait d’asthme. Il avait près de lui son aide de camp, qu’on disait être son filleul, un tout jeune officier, blond et imberbe. Le gouverneur-général avait beaucoup d’attachement pour lui et lui confiait une partie de sa correspondance ; c’était le petit-fils de Xénia Trapinine. À peine sorti d’un corps de cadets, il était tombé amoureux d’une jeune fille de Moscou et attendait impatiemment la fin de la campagne pour revenir auprès de celle qu’il aimait et l’épouser.
Au milieu des fatigues et des privations de la marche, une fois les ordres donnés et les dispositions prises, le gouverneur aimait à s’entretenir avec son filleul de l’avenir des déserts qu’ils traversaient, au fond desquels, cent-vingt-cinq ans auparavant, tout le détachement russe commandé par le prince Béguèvitch Tcherskasky avait été traîtreusement massacré par le khan de Khiva.
Sous la tente de feutre des Kalmouks, quand le samovar chantait, le vieux commandant rappelait aussi volontiers la grande épopée de l’an XII, et la dure captivité qu’il avait alors endurée. Dans ce général sérieux, presque sévère, despotique parfois et souvent silencieux, sous sa moustache grise, on retrouvait alors quelque chose du Vassili d’autrefois, causeur et gai, tel que personne ne le connaissait plus aujourd’hui. Il était resté célibataire, mais gardait un tendre souvenir aux amis du vieux temps qui étaient encore de ce monde, et leur adressait des lettres affectueuses, qu’il dictait à son filleul.
— Quelle grande époque, disait-il ! On pourra en faire encore plus d’un récit et pendant de longues années. Et quand on pense, mon cher Paul, que tout cela a vécu, que tout ce monde agissait, aimait, chantait ou souffrait ! Tous ces hommes, inconnus aujourd’hui et qui jadis nous furent proches, ces heureux et ces malheureux, ces gais et ces tristes, ont eu leur matin, leur midi et leur soir ; la plupart dorment aujourd’hui du grand sommeil. Il nous est doux, à nous, vieilles sentinelles avancées, de jeter un coup d’œil dans ces ténèbres, de donner un souvenir à ceux qui reposent derrière ce rideau baissé, chers amis du passé, aujourd’hui morts.
Bien peu de personnes connaissaient la profonde blessure qui saignait encore dans ce cœur fidèle. Son camarade, le poète Joukovsky, savait cependant la vérité. Il lui avait même dédié une poésie touchante :
Je vois ta jeunesse s’éteindre en pleine fleur.
La passion, — cette meurtrière de l’existence, —
Te tue en silence.
Souvent sur ton visage, je lis les mouvements de ton âme :
La souffrance, l’amour inconsolé
S’y peignent tour à tour.
Le 28 juillet 1853, après des efforts inouïs, le fort Akhmétchett fut enlevé d’assaut et reçut désormais le nom de « Fort Pérovsky ». La route du Turkestan, de Khiva, de Bokhara. de Merv même, était ouverte. Paul Trapinine, assis un soir sous la tente du commandant en chef, devant les murs de cette forteresse, lui racontait comment, l’hiver précédent, en traversant la steppe, d’Orenbourg à Moscou où l’appelait son parrain, il avait failli périr et n’avait échappé à la mort que grâce à une pelisse de peau de cerf et à des valiankys...
— Des valiankys ! dit Pérovsky, ah ! je les connais bien. En 1812, j’ai été, moi aussi, sauvé par une paire de ces chaussures, et figure-toi ma joie, j’ai su que le camarade qui me les avait si généreusement données est vivant et bien portant, aujourd’hui encore !
— Qui est-ce ? demanda Paul.
— Un ex-serf, appartenant à une comtesse, il réussit à s’échapper avant moi, encore en Russie, et s’en alla jusqu’au Volga, où il s’engagea dans les pêcheries. Il a changé de nom ; aujourd’hui, il fait le commerce de poisson à Samara.
— À Samara ! Il faudra que je le voie, interrompit Paul.
— C’est cela ? cherche-le : son nom est Simëne Nikodimitch. L’an dernier, ayant appris que j’avais été nommé à Orenbourg, il est venu m’offrir ses services pour des fournitures ; il s’est marié, il est grand’père ; une barbe blanche lui descend jusqu’à la ceinture. Il est devenu vieux-croyant et dévot, mais parfois je le retrouve tel que je l’ai connu, le vif et entreprenant Siénka Koudinitch ; même il n’a pas oublié ses chansons, surtout celle de « la chouette », avec laquelle il amusait les prisonniers. Il était alors fiancé ; dès qu’il fut libre, il courut tout droit à sa promise.
— Fiancé ! exclama Paul en rougissant tout à coup.
— Mais oui ; qu’est-ce que cela te fait ?
Paul, rassemblant tout son courage, déclara au comte en bégayant que lui aussi était fiancé. Puis il lui demanda sa bénédiction et un congé.
Pérovsky regarda longuement le jeune homme d’un œil doux et caressant.
— Pourquoi pas, Pavlousha ? et que Dieu t’assiste ! Bien que je sois resté vieux garçon, je te comprends. Tu peux partir demain ! Quant à ma bénédiction, elle ne te manquera pas.
Et il embrassa son filleul.
— Tu ne te souviens certainement pas de ta grand’mère, Xénia Valerianovna, dit-il.
— Elle est morte avant le mariage de mon père, répondit Paul.
— Ta bisaïeule, la princesse Schéleshpansky, craignait l’orage ; elle avait tout fait pour s’en garantir, et elle mourut à la campagne, dans son fauteuil, au moment où nos troupes entraient dans Paris.
— J’ai entendu souvent parler d’elle, dit le jeune homme.
— As-tu jamais ouï dire qu’elle avait une autre petite-fille, une beauté, Aurore ? Ton père lui ressemblait et tu la rappelles un peu.
— Je me souviens aussi de ce qu’on me racontait d’elle. Elle était entrée, paraît-il, dans les volontaires, et s’y est distinguée.
« Paraît-il, pensa Pérovsky avec un soupir. Voilà nos traditions, voilà notre histoire » !
— Va, reprit-il à haute voix, va, mon jeune ami ! Fais tes préparatifs de départ ; moi aussi je préparerai quelque chose pour toi.
Son filleul congédié, Pérovsky s’enferma dans sa tente, alluma une bougie et tira de sa valise un petit coffret de voyage monté on argent. Il l’ouvrit et demeura pensif. Dans un compartiment secret, parmi ses plus chères reliques du passé, se trouvaient des branches de lilas desséchées, des lettres jaunies, des cheveux noirs, une petite image, et le mouchoir oublié par Aurore dans leur dernière entrevue. Sa fiancée lui apparut vivante ; il revit la maison, le jardin, les Étangs-des-Patriarches. Il resta longtemps penché sur le coffret, laissant tomber sur ces fleurs, ces lettres, ces cheveux, des larmes chaudes. « Ô ma souveraine » ! répétait-il en couvrant de baisers ces fragiles restes d’autrefois.
Il prit la sainte image, ferma le coffret et, redevenu calme, sortit de la tente. Paul, étendu sur une natte, sommeillait devant l’entrée.
— Tu es encore là ? dit Pérovsky. Viens, promenons-nous un peu.
Ils dépassèrent le piquet de garde et, passant devant le camp, le long des murs de terre grise de la forteresse qui venait d’être détruite, ils se dirigèrent vers les bords plats de la Sir-Daria.
La soirée était étouffante. On distinguait dans le crépuscule des amas de sable jaune autour des mares vertes d’eau salée qui reflétaient les étoiles ; les dartriers de marécages, les joncs, l’absinthe, exhalaient leurs parfums et on entendait une sorte de froissement continu ; c’étaient des nuées de sauterelles qui produisaient ce frou-frou avec leurs ailes sèches, en s’abattant avidement sur cette maigre végétation. Pérovsky pensa à l’invasion de 1812.
— Voici la bénédiction que je te réservais, dit-il en passant au cou de son filleul l’image de la sainte Vierge ; dans toutes les heures d’épreuve de ma vie, j’ai prié devant cette image. Fais comme moi.
Ils firent quelques pas. Tout un monde de souvenirs doux et amers remontaient dans le cœur de Vassili Alexéevitch.
— Tu es heureux, toi ! tu t’en vas vers ta fiancée, dit-il s’arrêtant et écoutant au-dessus de sa tête le bruissement des ailes de l’armée aérienne et dévastatrice. Ton bonheur a ravivé en moi le souvenir d’un grand chagrin qui m’a atteint dans ma jeunesse. Beaucoup de ceux que cela touchait sont morts aujourd’hui. Mais moi, je n’oublie pas.
Et Pérovsky, sans nommer personne, raconta à son filleul l’histoire de son amour pour Aurore.
FIN
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 31 décembre 2012.
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Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.
Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Proverbe russe.
[2] Mitia, petit nom pour Dmitry.
[3] Barss, panthère.
[4] Staroste, l’ancien du village.
[5] Mitinka, diminutif de Mitia, ou Dmitry.
[6] Baboushka, grand-mère.
[7] Laptys, chaussure tressée en écorce de tilleul.
[8] Mélange de résine, d’encens et d’ambre.
[9] Les Français l’ont appelée la bataille de la Moskova.
[10] Isba, maison de paysans.
[11] Gousliar, ménestrel de campagne, aveugle qui chante les hauts faits des anciens et de vieilles chansons en s’accompagnant du “ goulis. ” On en rencontre encore dans la Russie méridionale.
[12] Ligne, longue voiture basse partagée dans sa longueur par un dossier auquel s’appuient les promeneurs assis des deux côtés en se tournant le dos.
[13] Nalivka, eau-de-vie aux framboises, au cassis, etc.
[14] Réponse militaire qui veut dire : “ Heureux de nous donner de la peine. ”
[15] Immense groupe d’édifices où sont installés les marchands et les boutiques.
[16] Cocher de fiacre.
[17] Le poud, 16 kilogr.
[18] Locution populaire allemande, signifiant à peu près : « Ô mon Dieu ! quelle canaille que ce Bonaparte ! »
[19] Expression russo-allemande : Archifriponne.
[20] Chef de la police dans les villes de district.
[21] Proverbes russes.
[22] La verge.
[23] Voiture fermée, montée sur un traîneau.
[24] Soupe aux choux ou aux betteraves.
[25] Attelages de quatre chevaux.